M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 24 juillet 1790
- n° 46

Nous sommes dans la plus mortelle inquiétude, Monseigneur. Le courrier que vous annoncez dans la lettre à votre amie, parti du mercredi 14, n'est pas encore arrivé aujourd'hui samedi 24. Jugez de toutes les cruelles agitations que ce retard extraordinaire nous cause. Est-ce une trahison ? A-t-il été enlevé, assassiné ? Est-ce un simple accident, comme chute ou maladie, qui empêche son arrivée ? Voilà sur quoi portent nos calculs et nos raisonnements, dont le résultat est l'inquiétude la plus fondée. Oh ! nous n'avions pas besoin de ce surcroît aux alarmes que nous éprouvons. Ce qui augmente encore nos terreurs, c'est que sûrement, croyant écrire plus en sûreté que par la poste, vous aurez dit mots et paroles, et quelle victoire pour les scélérats, s'ils tenaient des pièces aussi précieuses ! quel parti ils en tireraient ! que de gens fidèles compromis ! J'en frémis. Mais enfin il n'y a plus qu'à attendre. Je voulais vous envoyer un courrier pou vous avertir de ce retard ; mais notre conseil a jugé qu'il ne le fallait pas, puisque cela ferait nouvelles, et parce que, la poste partant aujourd'hui, notre courrier ne gagnerait pas vingt-quatre heures sur elle. Quel est le courrier que vous avez envoyé ? Est-ce Pichard, Jean, ou Camille ? Peut-être par quelque raison est-il revenu sur ses pas à Turin ! Informez-vous et informez-nous de tout, car nous sommes tous horriblement troublés, et surtout votre amie.
Je ne croyais pas au retour annoncé de M. le duc d'Orléans ; mais il est positif qu'il est à Paris ; quelqu'un me mande : je l'ai vu. On me mande en même temps qu'on lui témoigne le plus profond mépris, mais que M. de Liancourt est radieux et les Lameth plus insolents que jamais. Que résultera-t-il de tout cela ? Je crois, en vérité, que tous les fripons s'entendent pour écraser les honnêtes gens, et que ceux-ci ne s'entendent guère.
Vous avez beau dire qu'il faut se passer du Roi et ne pas compter sur lui ; à cela je réponds toujours que, sans lui, vous ne pouvez rien qu'empirer le mal ; que les espérances que vous donnent les provinces font toujours et feront toujours long feu.
J'ajoute que tout ce que vous attendez de l'Angleterre ne sera qu'un leurre, parce que cette générosité est contre nature et contre toutes les règles de la politique.
Il paraît positif que l'escadre anglaise de 22 voiles, entrant dans le nord de l'Océan, a été signalée du Havre, dont la municipalité en a fait part ç l'Assemblée Nationale. Il est clair, par la route qu'elle tient, qu'elle va à Gibraltar pour primer les mouvements des Espagnols au cap de Saint-Vincent. Cette détermination subite de la Cour de Londres est une véritable agression, et prouve évidemment sa mauvaise foi. Ne calculez que d'après cela, quoi qu'on vous en dise.
Tout me confirme dans l'opinion que j'ai toujours eue depuis les malheurs de la France, que l'Angleterre en est le véritable auteur, et qu'il serait déraisonnable de croire à présent ses bonnes intentions, quelqu'assurance qu'elle en donne.
Les lenteurs de l'Espagne sont très fâcheuses et tiennent aux embarras personnels qu'on a su donner à Florida-Blanca ; mais en même temps c'est la seule ressource, et sans elle vous ne pouvez rien, et tout ce que vous entreprendriez rendrait les maux sans remède.
Vous variez bien souvent sur votre opinion de la Reine ; tantôt vous croyez à son courage, et ensuite vous vous plaignez d'elle presque comme du Roi. Il faudrait cependant avoir des données plus solides, et vous devriez les avoir par Monsieur.
Je suis fâché que zz soit interrompu ; non que j'y eusse une parfaite confiance, mais c'était du moins quelque chose, et ces variations perpétuelles détruisent l'espoir aussitôt qu'il est formé.
Je serais fort aise que Saint-Priest vous rejoignît ; mais j'en doute fort, si la justification qu'il a envoyée à l'Assemblée y a en effet été envoyée par lui. Cette démarche serait au moins suspecte, et ne serait excusable par aucun motif. Quant au baron, je vous ai fait ma réponse.
Quant aux provinces, n'ayez qu'une confiance prudente aux assurances qu'on vous y donnera. L'exemple du Languedoc vient à l'appui de ce conseil. Où en seriez-vous, si vous vous étiez livré à votre première ardeur et aux coups d'aiguillon que des personnes trop zélées et trop peu réfléchies vous donnaient ? Ce qui s'est passé, ce qui s'y passe encore vous prouve ce qu'on fait avec de l'argent, et vos ennemis en ont plus que vous.
Les conseils de Steiger ne vous égareront pas ; du moins je le crois. Ses lumières, son expérience, ses correspondances suivies avec toutes les Cours de l'Europe peuvent vous être d'un grand secours.
Je persiste plus que jamais dans l'opinion de mon insuffisance, et tout ce que votre amitié me dit d'aimable sur cela ne m'aveugle pas. Je ne peux répondre que de mes intentions, de ma droiture et de mon coeur ; mais je n'ai pas assez d'instruction et d'étude de la politique, ni assez de connaissance des hommes. Je suis si aisé à tromper que je pourrais vous égarer. J'ai, par la vivacité de mon imagination qui me présente souvent à la fois les contraires, une sorte d'indécision qui en est la suite. Cependant, je ne varie pas dans l'opinion que c'est du temps seul, de l'excès des maux, et de l'impossibilité de l'existence d'une constitution monstrueuse que naîtra le retour aux vrais principes ; que tenter des oppositions lorsque l'ivresse est à son comble, c'est vouloir tout perdre ; que la patience est un moyen immanquable ; que la précipitation serait nuisible et mortelle : mais j'ajoute à ces réflexions que le sort de mon cher prince sera le mien, et que je saurai mieux que personne mourir à ses côtés, ou le couvrir de mon corps. Ainsi, quelque parti qu'il prenne, il est sûr que je suis sien à la vie et à la mort.

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