M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 25 mars 1790
- n° 28

J'ai fait votre commission, Monseigneur ; mais le bonhomme n'a pas voulu se charger de communiquer ce que vous m'avez envoyé, parce qu'il a des ordres contraires, et il était impossible que je les communiquasse moi-même malgré lui ; l'avantage qui en résulterait serait peu de chose en comparaison de l'inconvénient d'avoir un mauvais procédé avec lui, qui lui donnerait de l'humeur. D'ailleurs je vous réponds qu'on n'a pas besoin de véhicule ici pour servir l'abbé Maury, que le bonhomme aime, si l'occasion s'en présente. Je ne sais ce que fera le Pape ; mais il transpire toujours qu'il fera quelque chose dans la quinzaine de Pâques, et ce sera malgré le cardinal, qui a des ordres positifs de s'y opposer ; du moins je le crois.
Ce mandement que vous m'avez envoyé me paraît bien fait ; mais cet écrit se perdra dans la foule, tout bon qu'il est. Il faudrait que tous les évêques se réunissent pour en faire e en répandre dans leurs diocèses,, et qu'enfin chacun dans son état osât risquer quelque chose pour faire son devoir et défendre la religion et la monarchie. Mais tous les coeurs sont encore glacés de terreur et le dégoût qu'a produit l'abandon du Roi. Je suis fort loin de penser que nous touchions au terme de nos maux ; jusqu'à présent, toutes les tentatives sont impuissantes. La démarche du Parlement de Bordeaux me paraît faire long feu, comme les autres. Dès qu'une province paraît se montrer pour l'autorité, elle est incendiée par des brigands, et les brigands restent impunis et protégés même par des décrets de l'Assemblée. Puisque ce dernier trait n'ouvre pas tous les yeux, il faut que l'aveuglement soit encore bien épais. Ce ne sera que de l'excès des maux que résultera le remède, et, pour détruire l'Assemblée et ses décrets, il faut encore la laisser faire.
Je regarde cependant le départ de M. Necker (s'il a lieu) comme un grand bonheur. C'est lui surtout qui avait la clef de toute cette odieuse trame ; c'est lui qui, par le monopole des grains, pouvait seul continuer de payer les rebelles ; c'est lui enfin qui est le véritable auteur et propagateur de tous nos maux. Je suis persuadé que M. de Montmorin le suivra de près, et que, si M. de Saint-Priest a sa place, tout pourra prendre une autre face. J'ai quelques raisons de croire que cela sera ainsi.
Ce modèle de protestation n'est-il pas répandu trop tôt ? Prenez-y garde, un pareil effet manqué recule tout et vous met trop à découvert. Les provinces ne sont pas encore assez disposées pour prendre un tel parti ; et d'ailleurs où est la réunion, qui seule fait la force ?
J'ignorais le départ du comte d'Antraigues. Il a tant varié dans ses opinions que je ne sais à quel point on peut compter sur lui ; et il faut y aller avec discrétion et prudence. Ce serait cependant une bonne plume à acquérir. Je n'ai pas entendu parler de lui depuis mon départ de Versailles, et qui n'ose aimer tout haut ses amis n'est pas bon à grand'chose.
Je vous écrirai peu par ce courrier, parce que je n'en ai pas la force. Je suis horriblement tourmenté depuis quelques jours par une goutte vague, qui est tantôt dans la tête, tantôt sur la poitrine, et qui me cause un malaise général et insupportable. Il y a des moments où mes idées se perdent, et je suis d'une faiblesse incroyable. Je suis obligé de garder le lit une partie de la journée, et il se joint à cette maladie un état de vapeurs continuelles.
Je suis bien impatient d'apprendre l'arrivée de votre paquet, et quel succès il aura eu. Le coeur me bat toutes les fois que j'y pense, et j'y pense souvent.
Adieu, Monseigneur ; plaignez-moi de ne pouvoir pas causer plus longtemps avec vous, ùais la force me manque ; il ne me reste que celle de vous bien aimer.

P.S. Je vous ai fait plusieurs questions sur les bruits répandus à l'égard de d'Autichamp, sur le dépat de Mme de Lambertye, et sur plusieurs autres choses. Vous écrivez d'une manière charmante, mais vous ne répondez jamais.

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