M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 26 juin 1790
- n° 41

Je vous envoie, Monseigneur, une lettre que j'écris à Sérent en réponse à une que je reçois de lui. Priez-le de vous la communiquer ; en conséquence, je ne vous répéterai pas tout ce que je lui mande. Ce serait un double emploi de mes forces, qui ne sont pas entières. Ma santé n'est pas bonne, et j'apprends la mort de M. Dougé, mon ami intime. J'en suis profondément affligé, et le désespoir est prêt à s'emparer de moi, quand je vois que l'ingratitude m'enlève les uns, et que la mort me prive pour jamais des autres.
Je n'a pas encore reçu la longue lettre que m'apporte M. de Rivière ; mais j'ai lu les articles que m'a apportés votre amie, qui est arrivée hier au soir bien portante, mais un peu fatiguée par la chaleur. Lisez, je vous prie, avec attention la lettre que j'écris à Sérent ; elle contient ce que je pense en mon âme et conscience. La délivrance du Roi, l'appui et la direction de l'Espagne, voilà les bases essentielles sans lesquelles vous ne pouvez rien entreprendre de raisonnable et de légitime. Je n'ai rien à ajouter aux raisons que j'en donne à Sérent.
Je vais à présent entrer dans quelques détails relatifs aux articles qui m'ont été communiqués.
Je suis enchanté d'apprendre qu'il y a un comité de quatre personnes bien choisies.
Les deux évêques sont très-capables de donner de bons conseils, et les deux autres, Es. et Laq. sont de bons serviteurs du Roi et vous sont attachés. Cela me prouve du moins qu'on n'est pas résigné à ce qui se fait, et qu'on est occupé de changer la position. J'avoue que, depuis cette étrange proclamation, je pensais qu'on s'était soumis à la honte, et qu'on ne pensait plus aux moyens d'en sortir. J'attends avec impatience l'arrivée du bailli de Flachslanden ; il pourra peut-être vous expliquer beaucoup de choses.
Les projets du Languedoc me paraissent, je vous l'avoue, bien insuffisants, bien dangereux, et formés à contre-temps. J'en ai expliqué les motifs dans ma lettre à Sérent, et vos moyens en argent sont bien peu de chose. Cette province n'est pas toute réunie en faveur de la bonne cause, et il ne résulterait de votre apparition en cette province qu'un cri de rébellion, des efforts pour armer les protestants, et une guerre intestine dans les provinces méridionales qui, attaquées par toutes les forces du reste de la France et frappées, ainsi que vous, d'anathèmes de la part du Roi qu'on forcerait à les prononcer, succomberaient nécessairement et vous mettraient dans un danger impossible à conjurer. Vous seriez déclaré un rebelle emporté par une coupable ambition, et vous achèveriez de perdre les ressources que donnent le temps, la bonté de votre cause, et l'appui de quelque grande puissance, telle que l'Espagne ; car il serait absurde de compter sur les secours de l'Angleterre et d'attendre son salut de la part de ceux qui ont opéré notre perte et qui y ont été portés par la rivalité, l'intérêt ou la vengeance.
Empêchez que la division ne se mette dans ceux qui vous entourent ; ce serait un inconvénient bien à craindre, et on fera sûrement l'impossible pour les diviser , les aigrir, et donner de la défiance. Cette défiance ne peut être qu'injuste, puisque les mêmes intérêts les réunissent. Je vous répète encore de préférer un rôle sage à un rôle brillant et de vous dire à tous les moments que, pourvu que la monarchie soit sauvée, c'est le principal, n'importe par qui.
Ménagez toujours l'asile qui vous a été ouvert. ce serait un grand malheur d'en sortir, sous tous les rapports ; mais les vertus du roi et de son fils me sont garants qu'ils s'empresseront de vous y retenir.
Les efforts de la propagande et leurs moyens s'usent tous les jours et ne sont pas si à craindre. Il n'y a qu'à les mépriser pour les anéantir.
Je suis obligé de terminer ma lettre, parce que je suis d'une faiblesse extrême ; mais je ne la finirai pas sans vous assurer que je veillerai avec le plus tendre soin sur le bonheur et la santé de votre amie, que j'aime comme ma soeur. Ses parents l'ont reçue avec cordialité et tendresse. Soyez bien tranquille à cet égard.
Je vais me reposer et penser à mon cher prince, que j'aime et j'aimerai jusqu'au terme de ma vie.

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