M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 26 mars 1790
- n° 28

J'ai prodigieusement souffert hier ; mais j'ai eu une meilleure nuit, et je reprends ma lettre pour vous dire que votre amie a eu une transpiration arrâtée, qui lui a donné hier un peu de fièvre. Comme cela m'avait inquiété, je suis sorti malgré mes souffrances pour l'aller voir. C'était au moment du déclin de sa fièvre ; elle a passé une très-bonne nuit, et aujourd'hui elle est absolument sans fièvre et fort bien. Ainsi n'ayez pas la moindre inquiétude.
J'avais oublié de vous mander qu'on m'écrit de Paris que M. de Calonne a un très-fort parti dans l'Assemblée, et qu'il y est fort question de le rappeler. Je crains que mon ami ne se laisse entraîner par le sentiment de ses forces, et ne donne dans ce piège dangereux. En conséquence je lui ai mandé hier qu'autant j'aurais été enchanté de le voir appelé par le voeu des Etats-Généraux, autant je serais indigné de le voir céder au désir de l'Assemblée Nationale. Je lui mande de ne pas s'embarquer sur une mer aussi orageuse et infestée de pirates, avec lesquels il faut pirater pour pouvoir se tirer d'affaire ; mais je crains l'opinion qu'il a de ses moyens et son courage imprudent.
Mais M. de Necker partira-t-il ? N'est-ce pas un nouveau tour de gibecière ? Il a assez d'argent pour sacrifier encore une bonne somme au plaisir de remuer le peuple, de se faire entourer par la canaille stipendiée. Il aura composé lui-même son éloge et les regrets du peuple et l'air sur lequel ils doivent être chantés. Ils arrêteront sa voiture au moment du départ, et les journaux retentiront encore du triomphe de ce scélérat ! Grand Dieu ! avec quelle facilité on abuse les hommes ! S'il reste, il; achèvera de tout perdre, et, s'il part, je frémis de l'état désespéré où il a laissé les affaires, car il annonce le mal sans indiquer aucun remède ; il prononce que le prêt des troupes n'est assuré que pour huit jours ; ainsi il aura dispersé l'argent et l'armée.L e Roi pourrait lui dire : "Varus, rends-moi mes légions, car c'est avec mon argent que tu les as corrompues et soulevées ; rends-moi mon sceptre que tu as brisé ; rends-moi l'honneur et l'héritage de cent rois mes aïeux." Quoi ! ce monstre se sauvera seul des décombres du vaste édifice qu'il a renversé ! Il ira jouir paisiblement de son immense fortune ! De Coppot il continuera à payer les écrivains mercenaires de ce siècle infâme, et ils en feront un dieu ! N'est-il donc plus de Providence et de justice divine ?
Parlons d'autre chose, car ma fièvre en redouble. Mes amis vous écrivent par ce courrier pour vous faire part d'un mariage arrêté pour Armand, et je suis sûr que vous prendrez part à leur bonheur. Ils n'ont pu vous en parler plus tôt, parce que cel était fort indécis ; mais enfin les paroles sont données. Armand es devenu très-amoureux ici de Mlle de Nyvenheim, et a été assez heureux pour lui plaire. C'est une jeune personne accomplie ; sa figure est charmante, et elle réunit en elle la perfection de tous les talents. A ces avantages sont joints une grande naissance et une grande fortune. Elle est de famille chapitraire à trente-deux quartiers. Le mariage ne se fera que dans un an, parce qu'elle est encore trop jeune, et parce qu'il faut du temps pour que le duc de Polignac puisse arranger le contrat et faire la part de ses cadets, et enfin passer un contrat de mariage sur des bases solides. Mme de Champcenetz, qui va retourner en France, laissera sa nièce entre les mains de Mme de Polignac, et Armand va voyager en Allemagne. Voilà du moins un bonheur au milieu de leurs peines, et j'en jouis bien. Dans la plus brillante situation ils n'auraient pas pu mieux trouver sous tous les rapports que le mariage qu'ils font au milieu de leurs revers. Le Ciel est donc juste une fois. Il faut espérer qu'il finira par l'être tout à fait, et que la bonne cause triomphera par lui.
Adieu, Monseigneur, je vous quitte à regret ; mais je me suis épuisé en écrivant, et je souffre trop pour continuer.

Ce 27,
Votre amie est absolument sans fièvre et en état d'être purgée demain, après quoi elle prendra sa volée. Il m'a été impossible de la voir ces jours-ci, parce que j'ai été obligé de garder ma chambre et même mon lit une partie du jour. La goutte que j'avais au genou est remontée aux muscles de la poitrine, et me cause des douleurs aiguës et un étouffement qui m'inquiéterait si je pouvais dans ce moment m'occuper de moi. Je ne me sens pas bien depuis quelque temps ; l'épée a usé le fourreau.
Adieu, Monseigneur, aimez toujours le plus fidèle de vos serviteurs et le plus tendre de vos amis.

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