M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 26 septembre 1790
- n° 61

Je ne vous ai écrit absolument qu'un mot par le dernier courrier, parce que le temps me manquait, et parce que je voulais me donner le temps de la réflexion pour plusieurs articles de votre dernière lettre.
Un de ceux qui m'a le plus frappé, et qu'en même temps j'ai le moins entendu, c'est ce que vous mande Calonne. Que veut-il en vous écrivant que si la guerre avait lieu entre l'Espagne et l'Angleterre, et que l'Assemblée voulût soutenir le Pacte de famille, vous pourriez vous unir avec l'Angleterre qui servirait bien votre cause ? Celà me paraît ou tout-à-fait inintelligible, ou tout-à-fait fou. Vous, vous unir avec l'Angleterre qui soutiendrait bien voyre cause ! Mais quelle est votre cause autre que celle de la France, et par cons&quent du Pacte de famille, qui a été fait par les rois, et non par l'Assemblée ? Quoi ! parce que l'Assemblée voudrait soutenir ce Pacte fait si solennellement, ce serait une raison de vous unir à l'Angleterre ? Convenez qu'il y a là de l'absurdité et de la folie. Sûrement il y a à cet article quelque chose de sous-entendu qui y donne explication. Dans votre première lettre revenez, de grâce, sur cet objet, et faites-le moi entendre, si cela est possible.
Votre amie m'a instruit de la tracasserie dont vous me mandez l'explication. C'est peu de chose en soi-même ; mais il faut évite de mettre trop d'importance à ce qui n'est qu'excès de zèle et un premier mouvement, dont le motif est pur, et l'homme que vous traitez un peu rudement a en 35 beaucoup d'amis. Il faut éviter avec soin de donner de l'humeur aux gens bien intentionnés et qui ne pèchent que par trop de chaleur ; il faut les contenir, mais non les irriter, et il faut toujours avoir devant les yeux la fin de cette aventure et tâcher d'y arriver.
Votre amie m'a montré aussi votre réponse à Archambaud, et je ne puis m'empêcher de trouver que vos expressions, les épithètes que vous donnez à l'évêque, en écrivant à son frère, sont déplacées, toutes méritées qu'elles sont. Il suffisait de dire : Abjurez tout haut les principes de votre frère, sans dire : du plus vil et du plus scélérat des hommes. On ne dit point cela à un frère qui veut rentrer dans la bonne route, ou prouver qu'il ne l'a pas quittée ; et on ne ferme pas ainsi la porte à ceux qui veulent revenir au bercail. Défiez-vous de votre chaleur, mon cher prince, et que la leçon du malheur vous apprenne à vous contenir.
Je vous avoue que les lettres que vous recevez de Monsieur me paraissent par trop intermittentes. Aujourd'hui tout est gagné ; demain tout est perdu, il en est de même des avis donnés par le Salon français. Tout cela ne me paraît pas appuyer sur des bases bien solides. Je vois que, quand on a parlé à Monsieur, tout va bien, et que, quand on a été vingt-quatre heures sans lui parler, tout lui paraît désespéré. Il vous mande que la Reine a de l'humeur contre vous à cause des conditions que vous lui faites sur La Fayette, et parce que vous avez l'air de ne pas vouloir que l'Empereur se mêle de vos affaires. Sur le premier point n'insistez pas ; il doit aller tout seul. Sur le second, ce qui, selon moi, a donné lieu à cette humeur, c'est que vous faites des phrases sur le danger que les étrangers, voulant profiter de la circonstance, n'entreprennent de démembrer la France et de nous faire payer cher leurs secours. Cela était absolument inutile à dire à la Reine, et, pourvu que la chose s'embarque bien, que l'autorité soit rétablie, que le Roi et la Reine soient hors d'esclavage, nous verrons après pour le reste. Et ce n'est pas à la Reine qu'il faut montrer sur ce point de la défiance. Il faut au contraire dire et prouver à la Reine que vous ne comptez que sur l'Empereur, d'après la défection de l'Espagne. L'autorisation donnée à Circello, toute molle qu'elle est, doit aussi les contenter ainsi que vous, et on tire ce qu'on peut des mauvaises paies.
Au reste, je pense que vous ne ferez rien cet automne, et que la misère, le mécontentement général, au moment où il faudra taxer l'impôt, feront d'eux-mêmes la contre-révolution. L'Assemblée n'a plus que quelques moments à régner et à vivre ; laissez-la faire ; elle se détruit d'elle-même. Vous me direz : mais il arrivera encore de grands désastres, de nouveaux crimes. Oui, sans doute ; mais ils sont inévitables, et ce n'est que de l'excès du mal que naîtra le remède. Voyez les réponses de toutes les puissances. Ce que Kaunitz a dit à 72 : "Quand on a de grandes affaires chez soi, il serait imprudent de s'embarquer pour celles des autres." En voilà pour une. Passons à la Prusse. Elle témoigne de la bonne volonté ; mais la réponse est qu'elle ne peut rien pour le moment, parce qu'elle craint la guerre avec la Russie, qui a fait, sans la consulter, sa paix avec la Suède. Et de deux. L'Espagne engagée dans une guerre importante, et peu zélée d'ailleurs, ne sera pas prise par ses paroles, car elle ne dit rien. Le roi votre beau-père est plein de zèle ; mais il faut que l'Empereur ou l'Espagne se montre pour qu'il puisse agir. Steiger vous a écrit en dernier lieu une lettre fort dilatoire, et je ne vois rien de prêt ni qui se dispose à l'être. Les paroles portées par l'Angleterre sont autant de pièges, et sa conduite avec l'Espagne en est la preuve complète. Il me paraît clair que Calonne est très embarrassé d'avoir été trompé.
Je vous le dis à regret, mais l'atomne sera passé sans avoir rien pu et sans avoir rien dû faire, à moins que le Roi et la Reine ne s'échauffant enfin ne secouent leurs indignes chaînes. Sans ce préambule indispensable et sur lequel je n'ose pas compter, tout ce que vous feriez serait inutile, partiel, médiocre et dangereux.
A côté de cela, le moyen de la patience est coûteux pour des âmes irritées ; mais il est sûr et nécessaire. C'est l'avis du bonhomme et c'est aussi le mien. Vous voyez que les provinces mollissent, et c'est qu'elles n'ont jamais été bien ameutées, bien réunies. Il faut malheureusement que l'épreuve de la misère ouvre tous les yeux et ramène au besoin de l'autorité. L'ivresse d'une part et la terreur de l'autre durent encore. La poire n'est pas mûre, soyez-en bien certain.
Ma patience, mon froid vous étonnent ; mais c'est que je ne suis pas, comme vous, au centre du foyer ; je réfléchis ; je calcule, d'après vos lettres, tous les résultats, et je n'ai encore rien vu de solide et de raisonnable.. Je vois qu'on vous échauffe et qu'on vous flatte ; moi, je vous calme, e je vous présente la vérité. S'il y avait quelque chose de possible, , Calonne serait déjà auprès de vous !
Les 400.000 livres que vous avez reçues de la Prusse sont un bien faible secours, et je vois que déjà vous faites, vous avez fait des achats de chevaux et d'armes ; mais où sont les hommes pour monter les uns et porter les autres ? Les chevaux seront chers à nourrir, si, comme je le prévois, ils restent longtemps sans servir. Enfin tout cela ne me paraît pas bien lié.
Le duc de Polignac me résoudra bien des questions à son retour. Il trouvera vraisemblablement à Turin Calonne et l'évêque d'Arras. Je parie que ces deux hommes, tout ardents qu'ils sont, en reviennent à mon avis.
Les lettres que je reçois m'assurent que ceux qui ont à présent la principale confiance de la Reine sont d'Esterhazy et l'abbé de Fontanges, évêque de Nancy. Mais n'avez-vous pas de correspondance avec le premier ? Pourquoi avez-vous négligé cela ? Il en est temps encore.
Je reviens au bonhomme. Il ne conseille qu'indirectement jusqu'à ce qu'il soit autorisé à plus. Mais, à foi et à conscience, avez-vous demandé précisément cette autorisation ? Du moins vous ne me l'avez jamais fermement prononcé. Cependant, en politique, en connaissance des hommes et en expérience, celui-là est le plus fort de tous, et j'ai de la peine à croire qu'on refuse d'autoriser un homme si éclairé à vous guide dans des circonstances aussi délicates. Essayez encore de l'obtenir, et revenez à la charge jusqu'à ce que vous l'ayez obtenue.
Il y a eu à Rome une congrégation de dix-huit cardinaux nommés pour défendre les intérêts de l'Eglise en tout ce qui est économique, et cela peut devenir très important.
Parlons à présent de Bouillé. Il a été reçu à Metz avec acclamation, et cet homme est devenu d'un grand poids par sa réputation. Il s'est refusé à vos ouvertures, parce qu'alors la Reine n'était pas en confiance avec vous ; du moins je présume cette raison. Ecrivez-en franchement à présent à la Reine, et sachez à quoi vous en tenir, ou bien chargez Vioménil de pénétrer ce mystère.
Ne négligez pas Esterhazy ; vous savez combien il aime à être caressé, consulté.
Le retour de l'Empereur à Vienne expliquera bien des choses ; mais je ne m'attends qu'au succès du temps. Si Gustave était roi d'Espagne ou de Hongrie, comme il a de la chevalerie, de l'héroïsme, je ferais d'autres calculs ; mais le Roi d'Espagne, l'Empereur sont sages et prudents jusqu'à la peur inclusivement.
J'ai reçu deux lettres de Pauline, qui est bien fâchée de nous avoir quittés. Elle convient qu'elle a des frayeurs indignes. Elle a été parfaitement reçue de la Reine et de Mme Elisabeth. Elle me charge de vous dire qu'on vous a donné des préventions bien injustes sur son père et ses frères, qu'elle vous jure sur don honneur que leurs principes sont en tout semblables aux miens, et qu'ils seraient inconsolables que vous en doutassiez.
Je reviens encore aux loyalistes, dont vous m'avez parlé dans votre avant-dernière lettre, et dont vous ne parlez pas dans celle que je viens de recevoir. C'est sans hésiter que je vous ai donné mon avis sur ce point. Ah ! mon prince, donnez à leur zèle une direction légitime ; mais qu'ils ne puissent jamais croire que vous soyez accessible à une ambition coupable ; elle le serait, quelque prétexte de bien punlic qu'on pût lui donner. Qu'ils commencent par s'appeler royalistes, au lieu de loyalistes ; pourquoi esquicher ainsi son devoir ? Des loyalistes ont l'air d'une nouvelle secte, dont les bons Français se défieront ; mais des royalistes doivent les rallier tous. Un régent du royaume ! Ah, mon cher prince, si vous acceptiez un si coupable et si dangereux honneur, votre ami lui-même, votre fidèle Vaudreuil ne pourrait plus être de votre parti, et il en mourrait de désespoir ! Que puis-je vous dire de plus fort ? Faites-en donc des royalistes, et ce mot chatouillera encore les oreilles et les coeurs des Français.
Pourquoi craindre de prendre ce titre dans la plus ancienne, la plus belle, la plus noble des monarchies ? O Français, vous qui aimiez tant vos rois, vous que ce sentiment élevait au-dessus de toutes les nations, vous n'osez plus porter un si beau nom ! Que vous êtes dégénérés ! Rougissez d'une si honteuse erreur, elle sera bientôt glorieusement réparée ; vous reprendrez votre rang dans l'univers ; vous serez encore haïs et enviés, et vous êtes mép... Je n'ose achever. Tout mon sang bouillonne dans mes veines. Des Français asservis par des Mirabeau, quelle honte !
Nous venons de recevoir de Vienne une lettre d'Armand, qui, malgré toutes ses perquisitions, n'a pu trouver M. Duclos, négociant, que le 18 ; mais, comme l'Empereur ne partait de Vienne que le 20, M. Duclos aura pu le voir le 18 et le 19. Ainsi rien n'a périclité.
Nous venons d'apprendre d'une manière sûre que l'escadre espagnole est rentrée à Cadix, et que les choses entre Madrid et Londres prennent une bonne tournure. On commence à croire que les Anglais, implacables rancuniers, veulent, en menaçant par 21 vaisseaux de lignes les forces navales de la Russie, forcer celle-ci à une paix désavantageuse, et à la restitution de la Crimée, pour la punir de ne s'être pas montré disposée à renouveler son traité de commerce avec la Grande-Bretagne.
Votre amie vient de me dire à l'instant que vous avez reçu de Londres des nouvelles de M. de Vassé, qui doit incessamment arriver à Turin et vous parler des choses qu'il n'a pu confier à la poste, et qui expliqueront les raisons de la conduite de Florida-Blanca. cela peut-être de la plus grande importance et vous donner la clef de la dernière lettre énigmatique de Flotrida-Blanca. Au reste, si vous trouvez dans les dépêches de Florida-Blanca de nouvelles énigmes, n'en soyez pas surpris ; c'est sa manière.
Votre amie m'a dit ce soir que le Roi avait fait dire au Salon français qu'il se livrait à lui et comptait sur lui ; et vous ne me dites rien de ces deux articles majeurs, qu'on ne m'a appris que par hasard ! Si cela a été dit de bonne foi par le Roi, il faut que le Salon français l'enlève et le conduise en Alsace ; le reste ira tout seul. Si les loyalistes, prenant le nom de royalistes, se joignaient au Salon français, cete masse serait suffisante. Loyalistes ! quelle rage de faire de l'esprit ! Zh ! mordieu, Messieurs, apprenez qu'on dit loyal, et point loyaliste, et que les loyaux sont royalistes en France ! Recommandez à Monsieur de s'occuper de ces L et de les convertir en R, qui, joints au Salon français, pourront opérer de grandes choses.
Les bulletins de Barthes contiennent d'excellents articles, et je ne trouve pas ce courrier si noir que me l'annonce le début de votre lettre.
Si les Anglais menacent en effet la Russie, la Prusse sera délivrée de ses craintes d'une guerre avec la Russie, et rien ne pourra l'empêcher de se livrer à sa bonne volonté, si elle est réelle. Voilà ce qui sera éclairci dans pau. Mais Calonne aurait dû apprendre ces nouvelles à Londres et vous en instruire. Peut-être les saurez-vous par l'arrivée de M. de Vassé.
Il faut que celui-ci vous ouvre une correspondance avec son beau-père, le maréchal de Broglie, que je crois en intelligence avec Bouillé. Occupez-vous de Bouillé ; cela me paraît bien essentiel.
Il me paraît que La Fayette fait de vains efforts pour regagner la popularité qu'il a perdue, et qu'il pourrait bien à son tour essayer de la lanterne. O Providence, je crois à vos divins décrets, et j'espère en vos vengeances !
A propos, j'apprends que Chamfort, dégoûté du monde et indigné (me dit-on) de tout ce qui se passe, veut se retirer du monde et s'enterrer loin de la capitale dans une chaumière. Cela me prouverait qu'il flaire la contre-révolution, et le gaillard a bon nez. J'en tire un bon augure.
Parlez de moi, je vous prie, à M. de Montesson. Je fais grand cas de l'esprit et du coeur de ce brave gentilhomme.
Je regrette beaucoup le colonel Bleiken et le major Tancrède ; mais j'espère encore que cette nouvelle est apocryphe. Ils méritent tous deux que vous vous en informiez, e, s'ils vivent, ils seront sensibles à cette marque de votre intérêt.
Maurice Caraman a été député des carabiniers pour porter au Roi les démissions de tous les officiers de ce corps. C'est Pauline qui me le mande.
Vous devriez faire imprimer et circuler ma chanson, mais ne dites pas de qui elle est ; j'ai mes raisons pour cela.
Que j'envie le duc de Polignac ! Il va vous voir face à face ; il en est enchanté.
Je veux à présent vous parler de votre amie. Ses maux de nerfs ont été assez forts depuis quelques jours ; mais le médecin n'en a eu aucune espèce d'inquiétude. Elle a passé une excellente nuit et est à merveille ce matin. Voilà l'exacte vérité, foi de Vaudreuil, qui ne sait tromper personne et encore moins celui qu'il aime plus que sa vie.

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