M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 27 février 1790
- n° 24

Ah ! Monseigneur, je crains bien que vous ne vous flattiez trop du peu de conséquence de la démarche du Roi ! Si son discours avait été court, simple, contraint dans les expressions, la France entière aurait vu qu'il a été forcé dans cette démarche ; mais ce discours est détaillé ; il approuve, il loue même les opérations de l'Assemblée, entre autres celle de la division du royaume en 83 départements. A la suite de ce discours, le serment est prononcé généralement de soutenir cette constitution ; deux maréchaux de France sont envoyés par leurs districts pour prononcer aussi ce serment ; et vous croyez que cette démarche aura peu de conséquence ! Moi je la crois terrible, presque irrémédiable ; je crois qu'elle va redoubler l'audace des conjurés et abattre le courage des Français fidèles. Quand ils voient le Roi briser lui-même son sceptre, abandonner les deux premiers ordres de son Etat ; quand ils voient la force entre les mains du peuple, et que ce peuple n'est guidé que par des enragés qui ont juré la perte de la monarchie ; quand les châteaux sont incendiés, et tous ces crimes impunis, où sont les remèdes, les espérances prochaines ? Je ne dis pas que cet ordre de choses, ou plutôt ce désordre de choses, puisse subsister toujours, ni même un très longtemps ; mais il serait absurde, je dis même coupable, de vouloir parler à des gens ivres ; il faut attendre que leur ivresse soit passée. L'Assemblée est enivrée de ses triomphes et de la démarche du Roi ; les municipalités croient qu'elles vont avoir un pouvoir qu'elles n'avaient jamais pu esperer d'obtenir, et le peuple sent qu'il donminera les municipalités. Laissez passer toutes ces différentes ivresses, ou vous perdrez tout. Ce qu'on vous mande des provinces est jusqu'à présent d'une médiocre ressource, et vous ne remettrez pas la couronne sur la tête du Roi malgré lui ; il ne peut vous entrer dans la tête et dans le coeur de la lui ôter tout à fait, et c'est ce que vous feriez si vous vous pressiez trop.
Une nouvelle lettre d'Espagne parle encore du danger, de l'impossibilité de se mêler d'affaires dans lesquelles on met tant de légèreté et tant d'indiscrétion. Nous ignorons toujours sur quoi ces plaintes sont fondées, et je vous renvoie sur cela aux réflexions de ma dernière lettre. J'ajoute une autre réflexion à celles que j'ai faites : c'est que ces plaintes, n'ayant aucun fondement réel, me paraissent un prétexte et annoncent bien peu de bonne volonté. Voilà ce dont vous serez éclairci par les réponses que vous recevrez à votre dernière lettre. Vous avez donc très-bien fait de redoubler de prudence, de demander à M. de Florida-Blanca de vous guider, de ne pas envoyer M. de Vassé jusqu'à Madrid, et de marquer la plus grande confiance et la plus grande circonspection.
Je reviens à la démarche du Roi. Croyez-vous qu'elle ne refroidira pas encore l'Espagne, déjà si froide ? Et que devient votre plan sans l'Espagne, sans l'aveu du roi de France et ses protestations que vous attendiez ? Croyez-vous à présent qu'il vous les enverra, et pouvez-vous vous en passer ? Vous n'avez pas assez réfléchi que M. de Montmorin paraît être le ministre de confiance du Roi, et qu'il a beaucoup de crédit en Espagne. Tout cela ne marche pas bien, et on veut vous faire marcher trop vite. Prenez-y bien garde, car vous répondriez seul à la nation et au monde entier de la suite de démarches trop précipitées, et soyez sûr que tout ce gigantesque édifice, qui n'appuie que sur de faibles bases, s'écroulera de lui-même. N'ambitionnez pas d'avoir seul la gloire du remède ; il vaut mieux jouer un rôle honnête et sage qu'un rôle brillant.
C'est trop heureux que M. de Nyvenheim vous ait renvoyé votre mémoire ! Dans quelles circonstances il serait arrivé ! Ne vous pressez pas pour le renvoyer ; le temps n'en est pas venu. Les démarches des provinces ne sont pas encore assez prononcées, assez générales ; la plupart des provinces sont encore enivrées comme la capitale.
Mais la misère, la pénurie d'espèces, les effets d'une banqueroute inévitable, les folies de l'Assemblées, la haine des catholiques contre les protestants, le mépris du peuple pour les juifs, le crédit renaissant des prêtres, l'influence qu'ils vont bientôt reprendre, tout servira à ouvrir les yeux et à ramener à la puissance nécessaire et protectrice. Ce n'est enfin que l'excès du mal qui peut désenivrer ceux qui ont trop bu les poisons de l'anarchie. Il ne faut donc pas perdre courage ; mais il ne faut rien précipiter, et se tenir prêt à tout. Peut-être me taxera-t-on de pusillanimité ; mais voilà ce que mes lumières et ma conscience me dictent, et je l'écris en toute bonne foi.
Ici on pense absolument colle moi, et on est plus que jamais dans l'impossibilité d'agir. Un ministre du Roi ne peut rien sans l'aveu du Roi. On ne répond pas à la dernière lettre, parce que ce serait multiplier inutilement les écritures ; mais on a reçu la lettre et les papiers qu'elle contenait.
Je suis bien aise que M. de La Rozière soit avec vous ; c'est une bonne tête, un loyal homme, et un homme d'esprit, et, de plus, ses liaisons avec M. de Flachslanden peuvent être utiles.
On dit qu'à Strasbourg la moitié des troupes a pris parti pour les protestants, et l'autre pour les catholiques, et qu'à chaque instant ils sont prêts à en venir aux mains. Tout ceci pourra bien devenir en beaucoup de provinces une guerre de religion ; et, quand on veut détruire une religion monarchique, il se peut que le fanatisme même rétablisse la monarchie.
La requête de la Ville de Nimes est très-belle, très-forte ; mais les catholiques ne sont pas les plus forts dans le Bas-Languedoc, et d'ailleurs cette requête est manuscrite, et ne sera connue de personne, si elle n'est pas imprimée.
L'ouvrage que vous m'avez envoyé est parfaitement bien fait ; on ne saurait trop les multiplier. Il faut aussi se servir de l'arme du ridicule, et assurément la matière est vaste. Qu'est-ce qu'un serment de maintenir une constitution qui n'est pas faite et que ceux qui la font n'ont pas le droit de faire ? Cela est absurde. La Satire Ménippée a bien combattu la Ligue ; mais tous les faiseurs sont vendus. Dans plusieurs villes, les juifs ont été fort maltraités, et principalement à Bordeaux. C'est Mme du Hamel qui me le mande ; on dit aussi à Metz. Mais l'Assemblée retirera, rectifiera plusieurs de ses décrets, et aura l'air de les retirer ou de les rectifier par obéissance, condescendance pour un Roi prisonnier qu'ils veulent faire passer pour libre.
Ah ! que pouvez-vous faire, tant que le Roi sera dans la puissance de ceux qui ont forcé sa demeure royale ? Réfléchissez sans cesse aux dangers que vous réunirez sur lui et sur toute sa famille. Ce sont là les scrpules d'un frère, d'un sujet, d'un homme de bien ; vous pouvez moins qu'un autre les secouer.
Vous parlez aussi des liaisons de la Reine avec M. de La Fayette, et vous en parlez avec humeur. Mais êtes-vous bien sûr que cela soit, et êtes-vous sûr que cela ne soit pas indispensable ? M. de La Fayette est-il un fanatique de la liberté, ou seulement un ambitieux ? S'il n'est qu'un amitieux, la force étant entre ses mains, il est possible d'en tirer un grand parti ; et alors il serait prudent, indispensable de le faire. Voilà ce qu'il est bien difficile de savoir, placé où vous êtes. Que sait-on si le Roi n'a pas fait cette dernière démarche pour avoir plus de liberté et en profiter pour se débarrasser tout-à-fait de ses chaînes ?
Dans quinze jours, bien des points seront éclaircis ; vous saurez le parti que prennent les provinces, d'après la démarche du 4 février ; vous aurez reçu des réponses de Metz, où je crois qu'on est plus instruit que vous des véritables intentions du Roi et de la Reine. Esterhazy est fort lié avec M. de Bouillé et y entretient sûrement correspondance.
De grâce, Monseigneur, envoyez-moi désormais sur une feuille séparée ce qui est relatif aux circonstances ; ou adressez-le à votre amie, mais de cette manière, car il est impossible d'aller extraire dans les volumes que vous lui écrivez ce qu'il faut en séparer. Cela n'a aucun ensemble et s'entend moins bien.
Pardonnez-moi de chercher à vous inspirer de la modération et de la patience ; mais je sais que vous avez plus besoin d'être arrêté que poussé, et ceux qui vous poussent ne sont pas en première ligne comme vous.
Je ne puis vous exprimer tout le noir que j'ai fait depuis la démarche du 4 février. On a commencé par faire agir Monsieur, et ensuite le Roi lui-même pour affaiblir tous vos moyens et vous déclarer rebelle et coupable, si vous vous montrez. Et en effet, ceci n'annulle pas, mais retarde vos moyens, quoiqu'on vous dise. Voilà mon opinion ; j'ai dû vous la dire avec toute la franchise qu'un véritable attachement commande.
J'ai reçu du comte O' Connell une lettre extrêmement aimable ; il pense que tout reviendra, mais qu'il faut du temps ; il est sur les lieux, et a de bons yeux. Je voudrais que celui-là s'attachât à vous, car je n'en connais pas de meilleur dans toutes les acceptions. Permettez-moi d'y travailler.
Il n'est point vrai que M. le duc d'Orléans soit à présent bien traité à Londres. Il n'y voit personne, et il y est dans la boue.
Vous ne m'avez pas mandé ce que vous avez répondu aux politesses, aux offres du grand-duc. Le Roi de Sardaigne doit être consulté sur cela comme sur tout le reste. Sa manière d'être avec vous m'a vivement attaché à lui, et a bien ajouté encore à la vénération que j'avais pour lui. C'est à lui à inspirer confiance à l'Espagne. Sa prudence rassurera plus que votre jeunesse.
Je crains que l'incident de M. de Fitz-Gérald, beau-frère de M. Cabarrus, n'ait produit un mauvais effet ; au reste tout se raccommode avec du temps et de la sagesse.

Ce samedi,
Je viens d'apprendre d'une manière positive ce qui a donné lieu aux plaintes d'indiscrétion formées par M. de Florida-Blanca. Il faut que vous n'en parliez pas, parce que cela produirait d'horribles tracasseries ; mais il faut en faire votre profit. Le chargé d'affaires d'Espagne à la Cour de Turin, plein de bonnes intentions, a écrit à Venise à M. de Las Casas, ambassadeur d'Espagne en cette république, et lui a parlé avec confiance de ses espérances que la Cour d'Espagne viendrait au secours de la France, des bonnes dispositions de Sa Majesté Catholique, lui a répété qu'il est Bourbon dans l'âme. M. de Las Casas en aura, par bonne intention aussi, écrit à M. de Florida-Blanca, qui aura été piqué, effrayé de voir ce secret éventé et confié à d'autres qu'à lui. Je vous ai dit que ce ministre est extrêmement jaloux, ombrageux, et qu'il veut guider lui-même, par conséquent ne mettre dans sa confidence que ceux qui lui conviennent. Vous sentez l'importance de ne pas parler de cela au chargé d'affaires qui est à Turin, pace que cela aurait une terrible cascade et des suites fâcheuses. C'est par Bombelles que nous avons été instruits que M. de Las Casas, ami du chargé d'affaires, savait par lui beaucoup de choses, et lui en avait parlé avec un véritable zèle et un intérêt très-vif.
Je suis fort aise de voir que le dépit de M. de Florida-Blanca n'a point d'autre motif. La marche prudente que vous avez prise lui redonnera de la confiance ; il se verra le guide de toutes les démarches. Mais ne vous permettez pas de parler de ce que je vous mande, et surtout au chargé d'affaires, qui e,n écrirait à M. de Las Casas, lequel en écrirait en Espagne et en parlerait à Bombelles. Tout cela redoublerait l'effroi de M. de Florida-Blanca et vous donnerait pour ennemis deux hommes qui ont eu les meilleures intentions et qui sont pleins de zèle. Vous aurez vu par ma dernière lettre que j'avais pressenti la source des plaintes de M. de Florida-Blanca ; mais la lettre que le bonhomme a reçue de Bombelles a fixé notre opinion. Il faut vous ajouter que M. de Las Casas et le chevalier Azara, quoique fort bien traités par le premier ministre d'Espagne, sont les deux rivaux qu'il redoute, et qu'il a souvent quelque jalousie des deux. D'après cela, il est fâché de les voir instruits en partie de ce qu'il importe tant de tenir secret, et M. Azara a été instruit en partie par M. de Las Casas, avec lequel il correspond beacoup.
Il fallait que vous sussiez tout cela, pour que vous pussiez en profiter pour règle de votre conduite à venir ; mais il ne faut en rien témoigner, parce que cela serait dangereux pour toutes les raisons que je vous ai dites ci-dessus. On vous recommande le secret absolu sur ce fait, qu'on m'a permis de vous confier pour vous éclairer sur votre conduite ultérieure. J'en conclus qu'il faut redoubler de discrétion et de prudence, prier M. de Florida-Blanca de vous guider absolument, de vous nommer ceux avec lesquels il veut correspondre et avec lesquels il veut que vous correspondiez ; mais que l'intérêt de l'Espagne est trop lié au sort de la France pour que M. de Florida-Blanca abandonne si légèrement la partie. Il s'agit donc de lui inspirer confiance en vous ; et il faudrait pour cela que le roi de Sardaigne répondît du secret que vous avez observé, de votre prudence et de votre confiance en M. de Florida-Blanca, et lui proposât d'être lui-même le noeud de cette importante correspondance.
Je rabâche un peu, je me répète ; mais il est si important que vous sachiez à qui vous avez affaire que je deviens long avec l'envie d'être clair.
Ma santé est meilleure depuis quelques jours, et bien portant ou malade, je vous aime, et je crois que, quand je serai mort, je vous aimerai encore.

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