M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 27 juillet 1790 - n° 47
Je suis étourdi par la foule et le genre des événements, Monseigneur, qu'à peine j'ai la faculté de répondre à votre lettre.
Vous me demandez des conseils, et je frémis en pensant à la gravité des circonstances et à la faiblesse de mes moyens. D'ailleurs, dans tout ceci vous avez suivi une marche tout-à-fait opposée à mes idées ; vous comptez sur une puissance dont je me méfie, et vous ne comptez plus sur celle que son intérêt lie à votre cause.
Je ne peux changer ni de système, ni de principe. Que vous dirais-je donc, quand je vous vois engagé dans une route opposée à celle que j'aurais voulu vous voir prendre ? Mes voeux vous y suivent ; ma personne, mon coeur et mon bras vous y suivront. Mais je n'ai pas de confiance à la franchise de Pitt et à la bonne volonté de l'Angleterre, parce qu'elles seraient contre nature. Qui est-ce qui atténue les moyens de l'Espagne ? Qui est-ce qui la met dans l'impossibilité actuelle de vous donner des secours d'hommes et d'argent ? Ce sont les querelles que lui fait l'Angleterre, les dépenses forcées que l'Espagne a été obligée de faire pour mettre en état ses forces navales ; et dans cette occasion l'Angleterre a été évidemment de mauvaise foi, car l'attaque vient de ce côté, quoiqu'on vous en dise.
Personne au monde ne connaît mieux que moi les talents supérieurs, la sagacité, l'esprit de Calonne ; mais il a trop de franchise, de loyauté, pour être aussi habile en politique qu'en législation et en administration. Il est facile à tromper. Au reste, vous allez le voir, et vous avez eu raison de prendre ce parti, parce qu'on s'entend mieux verbalement que par écrit. Vous serez plus à portée de juger ses données, et ses lumières vous seront d'un grand secours.
Je vous avoue encore que je n'aime pas qu'on veuille précipiter vos démarches, avant d'avoir rassemblé des moyens d'argent que vous n'avez pas, et quelques secours étrangers pour appuyer vos nobles projets, et cela au moment où l'ivresse qu'a produite cette cérémonie du 14 va être portée dans les provinces. Faites précéder toute démarche par l'ouvrage dont vous me parlez, afin de préparer les esprits au manifeste qui le suivra ; mais que tout cela ne paraisse que lorsque vous aurez des moyens à l'appui. Sans ces moyens, l'ouvrage et votre manifeste feront long feu.
L'amour qu'on a marqué au Roi le 14 a malheureusement été adressé plutôt à celui qui protège, qui opère cette révolution aux dépens des droits qu'il tient de Dieu, qu'à sa personne même. Ainsi cet amour, dont on pourra tirer parti pour la suite, lorsque les peuples sentiront qu'ils ont été trompés, tournerait à présent contre les oppositions à la révolution que le Roi aimé paraît approuver. Vos moyens sont donc absolument nuls pour le moment ; mais il viendra un temps (et ce temps n'est pas loin) où vous pourrez déployer toute votre énergie et mettre en oeuvre tous les moyens qu'il faut préparer d'avance. Pouvez-vous croire à quelque tentative heureuse dans le moment de la plus forte ivresse ? Cela ne serait pas raisonnable.
Mais, dites-vous bien, les bien intentionnés perdent patience ; leur zèle s'éteindra ; ils abandonneront la partie. Eh bien, celà vaudrait mieux que de la perdre sans ressource. Mais ils ne l'abandonneront pas, soyez-en sûr
; leur intérêt est trop lié au vôtre, e la noblesse française ne consentira jamais à tomber à roture et à consentir la perte de la monarchie. Il faut donc calmer vos amis en les encourageant, en continuant de partager leur sort ; mais il ne faut pas les perdre et nous perdre avec eux. Il y a plus de courage à attendre le moment favorable, à le bien saisir, à résister aux impulsions des têtes exaltées, qu'à se livrer sans prudence à un péril certain et à s'ôter toute ressource et tout espoir pour l'avenir.
Vos démarches vis-à-vis du bonhomme seront inutiles, je vous en avertis, tant que vous ne lui montrerez pas une autorisation du Roi. D'ailleurs les foudres du Vatican prendraient mal leur temps pour tonner ; et quant à l'argent, on est mal instruit, si on croit en trouver là ; je suis seulement étonné que l'idée en soit venue.
Je ne suis pas du tout en état de juger les démarches relatives à la Porte ; elles peuvent être bonnes, dès que la paix sera faite ; mais il me semble qu'alors la Suède ne doit pas être négligée, car les intentions et les principes du roi de Suède sont sublimes, et si la Porte en cette occasion lui donnait des subsides, il pourrait fournir quinze mille hommes d'excellentes troupes, et il serait homme à les mener lui-même au secours d'un allié qui vient de lui être infidèle. Ce prince, dont on s'est tant moqué à la Cour de France, n'en est pas moins un héros.
Je pense que, dès que vous avez fait dire à Calonne de venir, vous faites bien pour la première entrevue de la tenir secrète, si cela se peut ; mais cependant il faut une direction, un plan quelconque, et si c'est à lui que vous donnez votre confiance, il est impossible que cela soit caché, et il serait même peu décent pour vous et pour lui que ce ne soit pas patemment. Ainsi, avec l'approbation du roi de Sardaigne, il faudrait qu'il vînt à Turin, parce qu'il faut se voir souvent, tous les jours même, pour bien s'entendre ; et il prendrait une supériorité nécessaire sur votre comité qui commence à se découdre.
Quant au voyage en Espagne qu'il vous propose, croyez-vous pouvoir y aller sans non seulement en avoir prévenu le roi et la reine d'Espagne et son ministre, mais sans qu'ils vous témoignent que votre présence leur sera agréable ? Pour moi, je pense que vous ne pouvez pas y aller sans ce préliminaire.
Il me paraît, d'après ce que vous mandez à votre amie, que le prince de Condé commence à devenir pressant, incommode, inquiet. Mais il doit vous être fort aisé de le contenir, car que peut-il faire sans vous ? se soumettre ? il en est incapable, il a trop d'honneur. Il faut donc qu'il attende les circonstances, et qu'il sache souffrir en les attendant.
Quant à ce qui regarde votre capitaine des gardes, son remplacement, permettez-moi de n'avoir pas d'avis. Le renvoi d'un tel clabaudeur peut avoir quelques inconvénients, à moins que vous ne le meniez à demander lui-même sa retraite, et alors Puységur et Edouard ont, ce me semble, bien des droits par leur position et par leur dévoûment. Les deux autres, sur lesquels vous avez aussi jeté les yeux, sont fort bien choisis, mais ils ne sont pas de votre maison.
Ne perdez pas de vue les conseils et les lumières de Steiger ; c'est encore là un de vos meilleurs moyens, vu ses talents, l'attachement qu'il vous a témoigné, votre titre vis-à-vis des Suisses, e l'influence qu'il a sur plusieurs cabinets de l'Europe.
J'approuve fort vos démarches près de l'Empereur et Kaunitz. Le moyen est d'autant meilleur qu'il plaira à la Reine plus que tous les autres, et que les mouvements qui vont être faits par lui sur nos frontières sont très favorables à vos projets relatifs à l'Alsace.
Je désire bien que la nouvelle qu'on vous a dite de Lyon se confirme ; mais je crains quelle ne soit apocryphe. Au moment de la fédération, elle n'est pas vraisemblable.
Laissez un peu de temps à l'ivresse, et elle passera ; les moyens d'argent des ennemis de la royauté se tarissent ; il sera impossible de payer longtemps les milices nationales, les districts, les municipalités ; il faudra asseoir l'impôt ; il sera très lourd, puisque les opérations de l'aréopage ont prodigieusement augmenté le déficit, et presque annulé les moyens de commerce ; et il faudra bien en revenir à l'autorité. De plus, le Roi a annoncé un voyage dans les provinces ; il pourra s'arrêter dans celle qui lui sera le plus fidèle, et c'est là où son frère chéri ira recevoir les hommages de tous les bons Français et se charger à leur tête de réduire les traîtres, ce qui sera bientôt fait. Ce plan-là vaut bien les autres, pensez-y bien.
Le temps agira mieux pour vous que toutes les puissances de l'Europe. Je ne dis pas pour cela qu'il faille négliger leurs secours ; mais il ne faut rien précipiter et ne pas passer pour un rebelle, quand on a des intentions aussi pures que les vôtres.
Vous dites qu'on ne peut pas compter sur le Roi. Cela peut être jusqu'à un certain point ; mais ce qui est vrai sous tous les rapports, c'est que vous ne pouvez rien sans lui, puisqu'il est Roi, puisqu'il est aimé, et puisque de lui seul peut venir votre force qu"un mot, un seul mot de lui anéantirait, si vous entrepreniez sans son aveu. Occupez-vous donc, par-dessus tout, de vous entendre avec lui. Je vous vois indigné de ce que la Reine paraît avoir gagné Mirabeau. Je ne suis pas plus qu'un autre pour les petits moyens ; mais quand il s'agit de reconquérir un royaume, tous moyens sont bons, et il y a excès de délicatesse à repousser ce qui peut être utile. Ne nous échauffons pas, mon cher prince ; c'est l'Etna ou le Vésuve qui vous font cette prière, et on rirait de me voir travesti en calmant ; mais je sens tellement l'importance de ne pas se presser, la certitude du succès par la patience, que je ne me laisse pas aveugler par la fausse gloire des essais éclatants.
On se dégoûtera, on se refroidira, cous dit-on. Et moi, je vous dis que tous ceux qui se refroidiront vous serviraient mal. Je vous dis au contraire que tout finira par se rallier à vous, et que vous êtes destiné à sauver votre pays, si vous savez attendre et saisir les circonstances.
Si vous avez quelques démarches à faire à la Porte, M. de Bombelles y a dans sa main un homme actif, intelligent et qui a beaucoup de crédit. Cet homme se nomme M. Brentano, y est employé pour la Suède, est ami intime de M. de La Palisse. C'est l'homme le plus propre, à Constantinople, à faire réussir une négociation. Il est mal avec le cmte de Choiseul-Gouffier, ce qui est un titre en sa faveur, car on dit cet ambassadeur démagogue, et cela est aisé à croire, si on le juge par ses amis.
Armand et Tissard sont arrivés. Le premier m'a remis ma correspondance, dont j'ai relu une partie et que je vous garderai bien sûrement. En la mettant en ordre, elle pourra servir un jour pour éclaircir bien des faits.
Je consens que vous lisiez toute ma lettre à Calonne. Je n'ai rien de caché pour lui ; et, si je ne suis pas de son avis sur tout, je désire qu'il le sache et me combatte, car je ne demande pas mieux que d'avoir tort. Il a tant de lumières, de moyens et de zèle qu'une direction donnée par lui aura de de bien grands avantages. Peut-être son arrivée déplaira-t-elle à la Reine ; mais c'est à vous à faire entendre raison par votre soeur et à bien répondre de la pureté de son dévouement. L'habitude que Calonne a des affaires lui fera sur-le-champ monter une machine qui vous manque et qui est indispensable.
Vous avez à Turin un homme dont je fais grand cas pour le zèle, et les lumières, et le courage ; c'est M. Datilly.
Vous pourrez dire à Calonne que son ancien secrétaire est en Italie avec Mme la comtesse de Miremont, et pourrait lui être fort utile. Parles-en à M. Datilly qui a voyagé avec lui.
Je n'aime pas la lettre que vous a écrite le bailli ; elle est molle, désespérante, et se ressent de son pauvre physique. Il vous est attaché, fidèle ; mais il ne me paraît bien sentir tous les devoirs de votre position.
Une des choses à laquelle vous devez, ce me semble, le plus vous attacher, c'est à entretenir dans les provinces le désir le plus ardent pour que le Roi remplisse l'engagement qu'il vient de prendre, à la face de l'Europe, d'aller bientôt visiter ses provinces. Il n'ira sûrement pas s'il n'y est pas forcé par les réclamations des provinces ; ainsi, par vos correspondances dans les provinces, mettez tout votre art à échauffer le désir qui les mettra en opposition avec la criminelle capitale. Ce moyen me paraît sûr et le plus essentiel de tous ; pensez-y bien, et il n'y a pas pour cela un moment à perdre.
Nous avons beaucoup interrogé Jean, et puis Armand sur ce courrier parti pour ici le 14. Ils nous ont assuré que personne n'était parti de Turin à cette époque. Que veut donc dire ce que vous avez mandé à votre amie ? Cela nous inquiète toujours horriblement.
Mais si l'Espagne manque d'argent, elle peut du moins vous cautionner pour celui qui est au duc de Modène. Essayez encore ce moyen.
Je reviens à ce qui avait été traité pendant mon séjour à Turin relativement à ce que vous ou le prince de Condé allassiez en Espagne. Je pense tpujoues que ce serait au prince de Condé à marcher, et à vous à rester sur le frntière. Dites cela à Calonne ; mais, puisque M. de Vassé doit être revenu, il faut absolument y renvoyer un homme de confiance, qui ne bouge d'après de Florida-Blanca, qui a besoin d'être continuellement échauffé, harcelé. Le conseil m'a été donné ici par un homme qui connaît bien Florida-Blanca.
Jean a fait la plus grande dligence pour venir. Il partira ce soir à la fraîche. Je lui ai donné mon fidèle Schmitt pour lui faire voir Venise.
Adieu, Monseigneur ; patience, et tout aura une bonne fin, mon coeur me le dit. Puisse-t-il ne pas me tromper sur cela plus que sur tout les sentiments de tendresse, de dévouement et de respect pour vous, qu'il me rappelle à tout moment !
P.S. Je vous renvoie, sous deux chemises, ce que M. de Rivière et ce que Jean ont apporté.
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