M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 28 août 1790
- n° 53

Votre lettre, Monseigneur, renferme des motifs d'espérance très fondés ; mais ils sont presque détruits, ou du moins fort retardés, par la lettre que vous a écrite Monsieur, car, sans le Roi et son absence de Paris, que peut-on faire sans d'effroyables dangers pour sa personne et surtout pour la Reine ? Mais Monsieur est-il bien instruit ? Je veux me flatter que non, et qu'il ne tire les conséquences que du caractère connu du Roi. J'avoue que sa faiblesse habituelle donne tout à redouter ; mais j'espère encore qu'il dissimule.
Un point bien essentiel est que l'union, la confiance règne entre la Reine et vous. Ne croyez pas ceux qui voudront vous diviser et vous inspirer une mutuelle défiance ; ceux-là sont imprudents, s'ils ne sont pas des ennemis cachés.
Je suis inconsolable de n'avoir pas vu Vioménil. Ah ! passe pour ce choix au lieu des Fontbrune ! Je vois que, sans avoir reçu à temps ma dernière lettre, vous avez eu la même idée que moi, et que c'est Vioménil que vous avez chargé d'instruire le Roi et la eine de l'arrivée de Calonne et d'en faire approuver les motifs. Mais le retour si prompt de Vioménil à Paris m'étonne et m'inquiète. Je crains fort qu'il ne soit arrêté, car il est impossible que son voyage n'ait pas été su et suspecté, et ce malheur serait affreux sous tous les rapports.De pareils hommes, si braves, si fidèles, sont précieux à conserver ! Mais il faut éloigner de sa pensée des craintes qui diminuent les facultés morales.
La conduite du roi de Sardaigne et ses nobles propos m'inspirent la vénération. Si l'Espagne ou l'Empereur entendent leurs véritables intérêts, bientôt la scène changera de face. Mais il faut avant tout que le Roi sorte d'où il est.
Bombelles n'est pas encore revenu de sa course ; car, si on n'avait pas voulu le voir, il serait de retour. Vous sentez l'importance de tenir cela fort secret. S'il était nécessaire à son retour de vous envoyer un courrier, il a un homme sûr qu'il vous enverrait ; sinon, vous ne serez instruit que par la première poste.
Ah ! Monseigneur, si vous pouvez changer la résolution actuelle du roi votre beau-père relativement à un voyage, employez-y tous vos efforts. Je ne vious répèterai pas tout ce que je vous ai mandé de Rome ; mais les mêmes raisons subsistent et sont plus fortes que jamais. Vous perdrez le fruit de toute votre conduite, et vous perdrez en même temps votre amie. Ce ne sont pas mes amis qui m'inspirent de vous donner ce conseil, car je ne suis point avec eux, et je suis venu passer avec votre amie deux jours à Venise pour recevoir et écrire nos lettres. Mais c'est d'après la plus intime conviction que mon amitié redevient sévère, quand une fausse démarche de votre part peut compromettre votre bonheur et la réputation de votre amie. Je n'ai rien à ajouter à tout ce que je vous ai déjà dit et à ce que vous vous dites vous-même, j'en suis bien sûr. C'est de l'enfance, et votre maintien doit être grave comme les circonstances.
Le bonhomme me mande qu'il a vu le prince Victor, et qu'il vous a répondu ainsi qu'à l'abbé Marie. Vous auriez bien dû faire demander par Vioménil au Roi une autorisation pour puiser là des conseils, et vous vous en trouveriez bien à cause de son expérience et de son crédit sur Florida-Blanca. Je vous avais conseillé cela plusieurs fois, et j'ignore ce qui vous en a toujours empêché. Croyez qu'on a eu tort de vous en détourner. Le chevalier d'Azara est ici, et je l'ai vu, et le verrai aujourd'hui. J'espère l'électriser ; mais Florida-Blanca est en grande défiance de vos démarches près de l'Angleterre, de Pitt et du roi de Prusse, qu'il croit toujours les auteurs de tous nos maux.
Je vous demande vos bontés pour le fils de mon cousin. C'est par vous que j'apprends qu'il est à Turin, et je suis bien étonné qu'il ne m'ait pas écrit. Sa mère m'en avait bien pressenti ; mais cet article de sa lettre était si entortillé (avec intention sans doute) que je ne l'avais pas bien compris. Permettez-vous que je vous adresse une lettre pour lui ? Ce jeune homme a, dès son enfance, montré de l'honneur et du courage, et le parti qu'il a pris de lui-même prouve que la germe a bien fécondé. Je suis persuadé que son frère le suivra bientôt. Tout ce qui porte mon nom sera fidèle à ses premiers serments, au devoir et à l'honneur, soyez-en bien sûr. Celui qui est parti pour la France est léger, ne sait pas rester en place ; mais, dans le moment essentiel, il sera franc du collier.
Je ne vous écrirai pas longuement aujourd'hui, parce que j'ai eu une attaque de palpitations de coeur, il y a deux jours, qui a duré d'une manière effrayante près de trois jeures. Il m'en reste une affection nerveuse et un étouffement insupportables. En vous écrivant, je suis prêt, à chaque instant, à perdre connaissance.
Souvenez-vous de traiter le plus que vous pourrez avec le Roi et la Reine par des hommes sûrs, qui porteront et rapporteront des choses verbales. Puységur est bon à employer en ce genre. Ah ! si vous pouviez avoir une autorisation bien en forme !
Vioménil ne vous a-t-il rien dit des Circello ? Ont-ils accepté la mission ? Vous ne nous en parlez pas.
Je suis obligé de m'arrêter, car je n'en puis plus. Je mets aux pieds de mon prince ma tendresse et mes hommages.

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