M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 29 mai 1790
- n° 37

Ah ! Monseigneur, combien les nouvelles que vous me mandez m'inquiètent et m'affligent ! Quoi, cette épidémie sortie de l'enfer gagnera donc toutes les puissances ! Oui, si on ne lui oppose de prompts remèdes ; mais j'espère encore que ces insurrections de la Savoie seront bientôt réprimées par un roi aimé et si digne de l'être, et qui réunit le courage à ses autres vertus. Je regarde ces derniers efforts de nos scélérats comme une marque de leur effroi et la dernière tentative de leur puissance expirante. Jusqu'à présent, on n'a rien opposé à leur fureur, et ils ont cheminé avec succès jusqu'au moment où ils ont attaqué la religion ; mais les fidèles se réuniront à cet étendard, et le moment des vengeances approche.
Je ne crois pas à la guerre de l'Espagne et de l'Angletere, et j'ai des raisons pour cela. Ah ! si c'était un plan concerté entre l'Espagne et M. Pitt pour venger la cause des rois !
Mais de quels petits moyens se servent vos parents ! Je sais quel est l'homme qui vous a été envoyé et dont vous m'avez tu le nom, par honte apparemment d'un tel choix ; car, si c'était par réticence, je vous dirais qu'il faut tout dire ou tout taire à son ami. Vous savez à quel point je me défie de mes forces, avec quelle bonne foi j'en suis vingt fois convenu vis-à-vis de vous, combien peu j'ai la prétention de donner des conseils dans d'aussi graves circonstances, que je n'ai enfin que le désir de mourir pour vous, pour mes souverains et pour mon pays. Mais cet homme, je le connais ; rien ne peut se comparer à sa jactance que sa médiocrité ; ses liaisons avec M. le duc d'Orléans et M. le prince de Galles auraient dû le rendre suspect et son impéritie aurait dû l'annuler. J'ai eu à Paris occasion de le voir et de le juger ; aussi ne m'aime-t-il pas ; aussi publie-t-il que ma violence et ma chaleur ont de grands inconvénients pour vous ; et ce qui m'en choque, c'est que ce n'est pas par Bombelles que j'ai appris cela, ce qui prouve qu'il a délayé et étendu ses confidences. Puisqu'il est l'homme de confiance qu'on vous envoie, je suis donc traduit, vis-à-vis de ceux pour qui je donnerais ma vie, comme un homme emporté, violent, dangereux ! Ma correspondance est entre vos mains, et vous êtes à même de juger si mon zèle a égaré ma prudence, si mes réflexions sont celles d'un homme imprudent et effervescent. Je vous prie de la garder, Monseigneur ; elle sevira un jour à me faire juger comme je crois le mériter. On verra si un intrigant subalterne devait inspirer plus de confiance qu'un homme dont toute l'ambition est de prouver son dévouement et sa reconnaissance et de marcher dans le sentier de l'honneur et du devoir, sans autre intérêt que celui du salut de ses souverains et de votre gloire personnelle.
Le silence de l'Espagne, la défiance qu'elle vous a montrée, n'a d'autres causes, soyez-en sûr, que celles que je vous ai mandées il y a longtemps. Vous avez trop parlé au chargé d'affaires qui est à Turin, et, soit par zèle ou autrement, je crains qu'il n'ait trop parlé, et M. de Florida-Blanca veut qu'on ne parle qu'à lui. Mais gardez pour vous seul exclusivement cette réflexion ; cela est important.
Je sais encore qu'on a mandé de Turin à Rome que Mme de Polastron est établie à demeure en cette ville, et qu'elle a une maison en ville et une à la campagne. Je suis bien sûr que cela n'est pas ; mais on le publie, et on le croit. De là, imaginez les propos et l'effet. L'héroïsme et la légèreté ne peuvent cadrer ensemble. La réputation est un diamant que le moindre souffle ternit, et si, dans ces circonstances, l'opinion qui commençait à s'établir vient à s'altérer, elle sera perdue pour jamais. On passe des vices aux grands personnages, mais non des misères, parce qu'on ne saurait avoir confiance dans la faiblesse ni l'inconséquence. Ce sont là des vérités, Monseigneur, et qui sait si ce n'est pas cette raison qui sert de prétexte au silence, à la réticence de vos parents ? Je vous afflige ; mais je vous égarerais, si je vous parlais un autre langage. Songez combien vos ennemis seront habiles à profiter des occasions de vous déjouer, et combien ceci y prête. Il est temps de faire un sacrifice ; le terme convenu est passé, je m'en rapporte à vous-même. Je ne vous en parlerai plus, mon cher prince ; il en coûte trop à mon coeur, qui est plus tendre qu'il n'est fort et sévère. Nous allons partir sous peu de jours pour la campagne ; il y aura un appartement pour Mme de Polastron ; elle sera où elle doit être, et je lui donnerai toutes les consolations, tous les soins de l'amitié la plus tendre. Votre maintien au milieu de votre famille en sera plus assuré, et cela est aussi important pour votre amie que pour vous. Elle a le prétexte et la raison de venir consoler Mme de Guiche, dont la douleur ne s'apaise point.
J'ai dit tout ce que l'amitié, l'intérêt, la raison m'ont inspiré. Si vous prenez un autre parti, je vous excuserai, je vous défendrai ; voilà mon rôle, voilà mon coeur.
On me mande de Rome qu'on va commencer un jubilé, dont le préambule sera digne du premier pasteur et conforme à la déclaration d'une partie de l'Assemblée. L'honneur ecclésiastique est un peu sauvé ; mais celui de la noblesse est encore en fourrière. Faut-il tout craindre ? oui. Faut-il désespérer de tout ? non encore. Mais si la faiblesse continue et si une force majeure bien dirigée ne se montre pas, il n'y aura plus d'espoir que dans l'excès des maux, ou dans les miracles de la Providence.
Je ne sais d'où vient le silence de Calonne ; mais il ne répond à aucune de mes lettres. Serait-il choqué de ce que je me suis opposé à ce qu'il vînt à Turin ? Le lui aurait-on mandé ? Je crois encore que, sil y était venu dans cette circonstance, il était perdu et vous perdait vis-à-vis de vos parents. Mais cela ne m'a pas empêché de sentir combien vous pouviez tirer parti de ses lumières e de ses talents supérieurs ; avec quel plaisir mon amitié lui a rendu cet hommage ! Mais voilà sans doute ce qu'on ne lui aura pas mandé.
Bombelles a été enchanté de la parfaite mesure du chevalier de Puységur ; elle contrastait à merveille avec la jactance du Fontbrune.
J'ai remis à Mme de Guiche votre lettre, qui m'est revenue de Florence.
Mes amis vous offrent leurs tendres hommages e leurs respects, et moi ma vie.

P.S. Il est trop tard pour que je puisse écrire à Mme de Polastron et à Saint-Paterne par le courrier. Je remets au prochain courrier.

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