M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 2 janvier 1790
- n° 16

Quand les choses sont faites, Monseigneur, je ne sais plus les combattre ; et mon principe est, avant une détermination, de mettre de la prudence jusqu'à la timidité dans mes conseils sur un objet important, mais ensuite de ne pplus penser au danger, lorsque le parti est pris. Je vous avais mandé tout ce que ma réflexion et mon attachement pour vous m'avaient suggéré ; il n'est plus temps de revenir sur cela, puisque les circonstances et le prompt départ du comte de Nicolaï vous ont forcé d'agir autrement. Je désire et j'espère que la pureté de vos intentions qura sa récompense ; mais ce qu'il y a de sûr, c'est que mon sort est lié au vôtre à la vie et à la mort.
Ah ! Monseigneur, voilà donc cette cruelle année 89 finie ! Elle a duré un demi-siècle, et dans les dernières minutes de cette affreuse année, je me sentais prêt à être débarrassé d'un poids insupportable. Puisse celle où nous sommes voir refleurir les lis, voir mon prince heureux, les honnêtes et fidèles Français vengés, et les scélérats démasqués et punis ! Voilà les voeux de votre plus tendre ami. Quelle scène attendrissante mes yeux ont vue dès que minuit a sonné ! Nous étions presque tous réunis ; un seul manquait, et notre bonheur en a été détruit. Nous nous sommes tous embrassé fraternellement, comme au commencement de toutes les années ; mais, sans rien nous dire, nous nous sommes tous entendus : un seul manquait ! Et nos larmes ont coulé.
Votre amie... Ah ! qu'elle est intéressante et tendre : Il me serait impossible de ne pas être pénétré d'intérêt pour un sentiment aussi touchant et aussi vrai, quand il aurait une autre direction ; jugez de ce qu'il m'inspire, quand c'est mon prince, mon ami, qui en est l'objet ! La recommander à mes soins, c'est me fixer sur le plus cher et le plus sacré de mes devoirs. Sa santé est à présent fort bonne. Oui, de façon ou d'autre, vous la reverrez au printemps. Mme de Piennes ne viendra pas à Turin ; mais il faut que Mme du Poulpry y vienne, et alors Mme de Vaudreuil retournera en France et s'arrêtera quelque temps à Turin avec son mari, qui y restera, si vous le permettez et si les circonstances le permettent.
Je suuis obligé, ainsi que je vous en avais prévenu, d'aller passer quelques jours à Naples ; je ne puis être si près d'un ancien ami sans l'aller voir, et j'y vais passer quize jours avec Pauline et son mari. Je partirai le 13, après l'arrivée du courrier de Turin ; ainsi je recevrai encore deux fois de vos nouvelles avant de partir. Ne m'écrivez point pendant que je serai à Naples, parce qu'on lit toutes les lettres. Votre amie m'y donnera de vos nouvelles, et s'en tiendra là. Que cela ne change rien à la marche de vos lettres. J'ai prévenu et je préviendrai encore M. le chevalier de Priocca de recevoir pendant mon absence mon paquet de Turin et de l'envoyer à M. de Saint-Paterne, qui ouvrira le paquet et fera lui-même la distribution des lettres qui y seront contenues. Votre amie l'a approuvé, et par ce moyen rien ne serait dérangé dans la marche ordinaire, qui est la plus sûre et qui évite tous les dangers de perdre des lettres.
Je sais que vous avez reçu cette lettre égarée, et que vous l'avez reçue par le courrier de Milan. Cela est fort extraordinaire ; je n'y conçois rien et je crains qu'elle n'ait été lue à Milan, car l'Empereur et ses ministres sont très curieux.
La révolution du Brabant est entièrement faite et a été bien vive et bien rapide. Les Brabançons défendaient leur constitution, et chez nous on attaque la nôtre. Cette différence est bien grande.
Il est positif que l'Empereur est retombé malade, et que les médecins ont prononcé qu'il ne peut pas en revenir. Voilà encore un grand événement, et qui aura une grande influence sur les affaires de notre intérieur et sur celles de toute l'Europe. Votre mémoire sera mieux reçu et mieux appriécé dans cette circonstance de la maladie de l'Empereur qu'il ne l'aurait été dans tout autre moment. Ah ! qu'il me tarde de savoir l'effet qu'il aura produit !
Avez-vous lu, Monseigneur, un discours d'un curé de Grenoble, nommé Hélie, à ses paroissiens ? C'est un chef-d'oeuvres de principes, de logique, d'éloquence du coeur ; il y a des tirades de la force de Bossuet, et le reste de l'ouvrage est du style de Fénelon. Nous en avons tous été attendris jusqu'aux larmes. Je vais le faire traduire en italien et imprimer à deux marges, le texte français d'un côté, et la traduction de l'autre. Ah ! que je voudrais que ce genre d'écrit pastoral et ces principes se propageassent ! Ces armes-là ne tuent personne.
Nous apprenons par un courrier de Gênes que l'Assemblée Nationale a arrêté un plan de finance pour faire face aux besoins du moment. Il est si mal expliqué dans la lettre qui est arrivée à Rome, que personne n'y a rien compris. Il me paraît cependant que c'est le plan de M. Necker avec quelques amendements. Cela évite la banqueroute et donne du temps. Autant que j'ai pu entendre ce plan, c'est la caisse d'escompte qui en est la base, et c'est la vente de quatre cents millions des biens du clergé qui en fait la solidité. Il faut attendre le courrier de France pour être bien instruit.
J'apprends que Nassau va vous rejoindre. J'étais bien sûr que, quelque part où il fût, il volerait vers vous. Mais ne va-t-il pas avoir des affaires en Pologne ? Tout s'y brouille avec d'autant plus de danger que là les nobles avaient en effet un pouvoir absolu. C'était une république purement aristocratique, où les nobles étaient souverains et les non-nobles étaient serfs. C'est, il faut en convenir, un état contre nature, et qui ne peut plus subsister, quand on a fait le calcul de 24 contre 1. C'est à M. Necker que toutes les puissances de l'Europe doivent ce trait de lumière, qui incendiera tout le globe. C'est lui qui, le premier, a osé imprimer en France ce dangereux calcul.
On m'a dit que dans les lettres que vous avez reçues de Mme Elisabeth vous entrevoyez quelques rayons d'espoir et d'encouragement. Ah ! puissent-ils se réaliser et rendre à mon pays et à mon prince leur éclat et leur bonheur !
Adieu, le plus loyal, le plus intéressant des princes, et le plus cher de mes amis.
Toute la colonie vous en dit de même.

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