M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 2 juillet 1790
- n° 42

J'ai peu de chose à ajouter, Monseigneur, aux deux ou trois lettres que j'ai eu l'honneur de vous écrire. Quoique depuis la réception de la lettre que M. de Rivière m'a apportée de votre part je sois mieux instruit de votre position, on dirait que je l'avais pressentie, puisque tout ce que vous m'apprenez fortifie encore l'opinion qe j'ai expliquée dans ma lettre à Sérent.
Je vais vous parler, Monseigneur, avec toute la franchise de mon coeur, au risque même de vous déplaire.
Permettez-moi de vous dire que votre marche n'est pas tout-à fait conséquente aux preincipes que vous aviez approuvés dans les Avis d'un ami à un ami, et que vous disiez devoir être la règle de votre conduite et de vos démarches.
La première base était que vous ne pourriez rizn faire sans de puissants secours de l'Espagne.
Le second article était que vous prendriez M. de Florida-Blanca pour guide unique de toute cette grande aventure.
Au lieu de vous en tenir à la première base, je vois que vous vous laissez entraîner à des projets aussi dangereux que chimériques, puisque, sans la participation et l'appui de l'Espagne, vous êtes presque au moment de vous embarquer pour une province qui n'est pas bien réunie et qui, quand elle serait tout-à-fait à vous, n'aurait pas des forces suffisantes pour résister aux efforts de toutes les municipalités et milices nationales, et qui serait frappée, ainsi que vous, de l'anathème de rébellion par l'Assemblée, même par le Roi, qu'on y forcerait par menaces et par la crainte toujours agissante.
D'ailleurs, par là, vous contrarieriez les projets des Tuileries, qui sont peut-être combinés avec ceux de l'Espagne, et vous feriez échouer ceux de cette dernière Cour. Je vous le répète, vous êtes la sauvegarde de votre famille et de la monarchie, parce que vous êtes absent de France, en sûreté et toujours menaçant ; mais, le jour où on vous verrait vous montrer dénué de moyens, vous ne seriez plus à craindre ; votre tête serait bientôt à prix, et les énormes moyens d'argent et de corruption de vos ennemis l'emporteraient infailliblement sur la somme médiocre que vous auriez à répandre et qui serait bientôt épuisée. La Cour de Turin, vous voyant privé des secours de l'Espagne, s'en tiendrait au faible secours qu'elle vous aurait donné en vous fournissant une frégate et quelques munitions de guerre ; et, même avec la meilleure volonté, elle ne serait plus à portée de vous être utile.
Remarquez encore que la province qui désire votre présence désire en même temps qu'elle soit appuyée par des secours étrangers, sans lesquels vous ne seriez pour elle que la cause de nouveaux dangers. Où sont ces secours ? Pouvez-vous compter pour tels les munitions de guerre que vous donne la Cour de Turin ? Oh ! Quand vous serez sûr des secours de l'Espagne et de l'époque à laquelle ils arriveront, alors vous pourrez penser à vous transporter dans les provinces méridionales. Vous y rendre avant cette époque, ce serait vous exposer et toute cette partie de la France à la rage de l'Assemblée et la livrer, ainsi que vous, à un péril certain sans nul espoir de succès. Renoncez donc, Monseigneur, à un projet fou et absurde, et qui déciderait votre perte et celle de la monarchie.
Je passe au second article. Je vois qu'au lieu de vous laisser guider par l'Espagne, c'est vous qui voulez la guider. Vous prenez de l'humeur et de la défiance contre cette Cour, quand son intérêt personnel devrait vous rassurer sur ses intentions ; quand elle vous fait dire qu'elle est occupée d'un grand projet pour secourir le Roi et la monarchie française, vous paraissez sensible à la prétendue injure qu'elle vous fait de ne pas vous confier ce projet. Mais peut-être ce secret est-il absolument nécessaire à cause d lieu où vous êtes ; peut-être craint-on (si ce n'est vous) vos entours et vos amis ; s'il n'y a rien à gagner à vous dire pour le moment ce projet, on fait bien de vous le taire. Il ne faut pas pour cela vous dépiter, prendre de l'humeur, et entreprendre des choses folles qui feraient peut-être échouer ce grand projet. Il ne faut pas surtout quand on vous fait dire d'être patient, tranquille et d'attendre. Si c'est de bonne foi que vous avez mandé M. de Florida-Blanca que vous le preniez pour guide, tenez donc parole en vous soumettant à ses avis. Je crains qu'un peu d'ambition, d'amour et de gloire, et que surtout l'impatience inquiète de ceux qui vous entourent, ne vous entraînent hors du but vertueux e pur que vous vous étiez proposé de ne pas passer. Voilà ce que l'amitié a le droit de vous dire. Vous êtes jusqu'à présent le modèle du courage, de la modération et de la sagesse ; faites un seul faux pas, et vous serez jugé un ambitieux, un rebelle et un insensé.
D'ailleurs, ce que celui qui m'a remis votre lettre a été chargé de vous dire de la part de vos parents doit arrêter toutes vos démarches jusqu'à la fin de juillet.
Vous craignez, dites-vous, que le zèle de vos dévoués, des bons Français ne se refroidisse, si vous ne faites rien. Il se refroidira bien plus sûrement et sans retour, si vous faites mal, et si, en paraissant seul ou presque seul, cela met à découvert que vous n'avez aucune ressource étrangère, et par conséquent l'insuffisance de vos moyens. Entretenez les bons Français dans leurs louables et nobles dispositions, en leur faisant dire avec franchise que vous ne voulez pas les compromettre, que vous attendez pour agir le résultat de vos négociations et les moyens qu'on vous fait espérer ; que, dès qu'ils seront prêts, c'est au milieu d'une province fidèle que vous irez chercher et affermir les fondements de la monarchie. Voilà ce qui est sage, conséquent, et fait pour inspirer confiance ! Mais paraître seul lorsqu'on vous attend bien accompagné et soutenu par des forces étrangères, c'est faire perdre courage aux plus ardents et aux mieux intentionnés, c'est vous compromettre, c'est livrer la province qui vous aura reçu à des fléaux de tout genre, c'est mettre votre famille dans de nouvelles crises, contrarier ses projets, ceux de l'Espagne et rendre les maux de la France bien longs, sinon incurables ! Je suis absolument sûr de la solidité de ces raisons. Ah ! ne vous laissez pas échauffer par des ambitieux de gloire ! Votre projet est grand, dites-vous. Voilà ce dont je ne puis convenir. Il est téméraire jusqu'à la folie ; mais il n'est ni combiné, ni appuyé, ni raisonnable, ni utile, ni d'aucune apparence, d'aucune possibilité de succès.
Pourquoi, je vous le répète encore, douter des intentions de l'Espagne, dont l'intérêt à relever la France est démontré ? Elle a un secret, et vous êtes choqué qu'elle le garde vis-à-vis de vous ? Que vous importe, si vous l'apprenez à temps ; que vous importe, si son silence actuel est nécessaire pour le succès, et jusqu'à ce que ses moyens soient prêts ? Ce n'est qu'un projet en grand qui peut relever la monarchie, imposre des lois justes sans répandre de sang, empêcher une guerre civile qui ferait périr les innocents et rendrait un peuple égaré victime des crimes des conspirateurs. De petits moyens nous plongeraient dans des malheurs affreux, dont le terme serait difficile à prévoir, et qui feraient suspecter vos intentions et haïr vos démarches. Le silence actuel de l'Espagne n'a-t-il pas pour cause vos démarches imprudentes en Prusse et en Angleterre ? Je les ai toujours combattues, et mon instinct, ma raison me disent qu'outre qu'il n'était pas vraisemblable que la puissance la plus intéressée à notre perte, et que j'en crois même l'agent principal, voulût contribuer à nous relever, l'Espagne regarderait sûrement ces ouvertures comme un acte impolitique et léger. Voilà, n'en doutez pas, pourquoi l'Espagne ne se laisse pas pénétrer. Remarquez, à l'appui de cette réflexion, que M. de Florida-Blanca vous fait dire encore par ce même M. d'Ulloa qu'il est mieux instruit que vous des vues de l'Angleterre, dont vous êtes mal informé.
Avez-vous réfléchi à cette assertion ? Pas assez, ce me semble, puisque vous n'en tirez pas les mêmes conséquences que moi. M. de Florida-Blanca vous fait dire encore par ce même M. d'Ulloa qu'il connaît aussi mieux que vous les dispositions des provinces de France. Peut-être s'abuse-t-il ; mais cela vous prouve au moins qu'il s'occupe de les connaître ; et, avec une machine ministérielle et politique bien montée et de l'argent à l'appui, convenez encore qu'il a pour cet objet plus de moyens que vous. J'avoue que, loin d'être mécontent de ce que M. d'Ulloa a été chargé de vous dire, j'y vois, d'après la connaissance qu'on m'a donnée du caractère de M. de Florida-Blanca, de grands motifs d'espoir de compter sur lui, d'attendre et de suivre son impulsion. Aussi, loin de témoigner à ce ministre du mécontentement de sa lenteur et de la défiance sur ses intentions, à votre place, je l'informerais exactement de ma position, je flatterais son amour-propre, je me livrerais entièrement à ses conseils, à ses réticences mêmes, et je tâcherais d'obtenir de lui, à Turin, la présence d'un homme fort en moyens, en état de me diriger d'après l'impulsion de M. de Florida-Blanca, M. de Las Casa enfin.
Renoncez donc à tout autre plan, qui ne ferait que précipiter votre perte et entrapiner avec elle la ruine de la monarchie. Voilà quels étaient les avis du bonhomme. Je me suis nourri de ses principes, et j'ai été éclairé par lui sur les qualités morales et ministérielles de M. de Florida-Blanca. C'est un homme loyal, d'un grand caractère, qui poursuit toujours et sans se rebuter ce qu'il a une fois entrepris. Il aurait (si la paix ne s'était pas faite) attaqué Gibraltar pendant dix ans, comme les Grecs firent à Troie. S'il a cette ténacité pour une mauvaise entreprise, il l'aura bien davantage encore pour un aussi grand, noble et juste projet que celui du salut de la France et des avantages qui en résulteront pour la monarchie espagnole. Soyez sûr que, puisqu'il veut sauver la France, il en viendra à bout, ou qu'il mourra à la peine. Ne contrariez donc pas ses projets par des démarches hasardées et qu'il désapprouve. Soyez sûr que M. de Florida-Blanca est (sans même en excepter M. Pitt) une des meilleures têtes de tous les cabinets de l'Europe. Une longue habitude des affaires lui a donné l'expérience et les lumières ; la nature lui a donné le caractère, avec lequel on tire un grand parti de ces avantages.
J'ai brûlé à Rome, par avis de mes amis, les deux mémoires que vous m'aviez envoyés, sachant que vous en aviez copie. Quant à ce que vous venez de m'envoyer, je le garderai jusqu'à ce que je trouve une occasion pour vous le renvoyer, à moins que vous ne m'ordonniez de le brûler aussi. J'aurai dans quinze jours une occasion pour vous envoyer ces papiers.
Pauline, fort désirée par ses parents, part à cette époque, et son mari ne peut pas se dispenser de l'accompagner., quoique son coeur et ses principes le portassent à ne rentrer en France que lorsque vous, Monseigneur, à qui il doit tout, vous y aurez l'existence qui vous est due, et lorsque moi, qui lui a servi de père, je pourrai vous y suivre. Aussi va-t-il conduire sa femme, e ensuite il réglera son sort et sa maeche d'après son respectueux dévouement pour vous et son amitié pour moi. Ils n'ont voulu ni l'un ni l'autre prendre d'autre chemin que celui qui les met à portée de vous faire leur cour, de vous témoigner leur vive reconnaissance et de se charger de vos commissions. C'est un grand chagrin pour moi que leur départ ; mais la tendresse de Pauline pour ses parents l'a emporté sur les regrets de me quitter ; je dois le trouver simple et juste.
Votre amie se porte à merveille. Ses parents l'ont reçue avec tendresse. Quant à moi, je la regarde comme une soeur chérie que l'amitié a confiée à mes tendres soins. Soyez donc tranquille à son sujet, et croyez qu'elle sera aussi heureuse qu'elle peut l'être loin de vous.
Les lettres que j'ai reçues du bonhomme ne m'apprennent rien, et il me paraît qu'il n'a reçu aucune nouvelle intéressante. Sa lettre renfermait le plan de la bataille navale que le roi de Suède a gagnée sur l'escadre russe. Ce plan lui a été envoyé par le roi de Suède dans une lettre de seize pages. Malgré nous, ce monarque sera toujours de nos amis, et, vainqueur ou vaincu, il aura prouvé qu'on peut, avec de la fermeté et une sage direction, surmonter les plus rands obstacles.
Je ne crois pas à la guerre d'Espagne et d'Angleterre ; mais je crois que Pitt en a fait la menace pour retarder les secours que l'Espagne veut nous donner. Cet homme veut notre perte, renouer avec la Cour de Vienne, rompre nos liaisons avec Madrid ; alors tout le commerce passera dans ses mains, et il deviendra le dictateur de l'Europe. Il préfère d'être l'épouvantail du monde au beau rôle d'en être l'arbitre, e cela peut lui devenir dangereux, si les puissances de l'Europe sortent de leur léthargie et s'unissent enfin pour arrêter le cours d'une pareille ambition.
M. Trevor instruit avec exactitude M. Pitt de vos moindres mouvements, de vos moindres paroles, et il tire journellement les vers du nez de notre ambassadeur à Turin.
Les deux mariages des princesses napolitaines avec les archiducs Ferdinand et François vont être déclarés. Celui du prince royal de Naples avec une archiduchesse est pareillement arrêté. Ainsi se décout le système bourbonique.

Ce 3 juillet,
Les nouvelles que nous recevons nous démontrent que la folie est à son comble, et cet avant-propos de l'ouvrage qu'on doit terminer le 14 juillet me fait frémir. Je crains que cette journée, si vantée par les révoluteurs, ne soit funeste à bien du monde. Le Roi sanctionnera-t-il le décret qui détruit la noblesse ? En a-t-il le droit, le pouvoir ? Aura-t-il à ce point le courage de la honte ? Je ne puis le croire. S'il refuse de le sanctionner, qu'en arrivera-t-il ? Il me paraît que le décret a été proposé par M. de Lameth, appuyé par M. de La Fayette et les Noailles, et combattu par personne.
Ce que votre amie m'a dit de cet homme arrêté et qui a mangé la lettre dont il était porteur m'afflige et m'inquiète plus que tout, et surtout pour Monsieur. Elle m'a dit d'autres choses consolantes ; mais je suis plus disposé à saisir les peines que les consolations. Donnez-nous par le premier courrier l'explication de cet événement et de la suite qu'il aura eu.
Je vous vois toujours dupe des assurances de Pitt et cela m'afflige. Je ne puis croire aux secours de l'homme le plus intéressé à notre perte, et que j'en crois toujours le principal ouvrier.
L'arrivée de l'homme que vous attendez vous éclaircira bien des doutes ; je suis impatient d'en être instruit.
Vous m'assurez que la guerre n'aura pas lieu entre l'Espagne et l'Angleterre, grâce aux soins de gg, qui nous sert avec zèle . Ce gg n'est pas dans le chiffre que vous m'avez envoyé ; ainsi donnez-m'en l'explication.
Vous aurez sûrement une lettre pour moi de Calonne par l'homme que vous attendez. je vous prierai de me la faire remettre le plus tôt que vous pourrez.
Je vous renouvelle tous mes remerciements, Monseigneur, de l'offre que vous voulez bien me faire encore, et je vous répéterai que ma reconnaissance en est extrême, mais que les mêmes raisons que j'ai pris la liberté de vous dire existent. Mon âge, ma mauvaise santé, et le besoin que mes malheureux amis ont de moi s'opposent à ce que j'accepte la grâce dont vous auriez voulu m'honorer, et je ne peux pas être plus à vous que je n'y suis par mon coeur et par ma libre volonté.
J'approuve fort le choix que vous comptez faire. Il me paraît excellent sous tous les rapports.
Vous me faite, sur le bonhomme, des questions qui m'étonnent. S'il est jamais autorisé par le Roi à agir, je vous réponds que personne ne sera plus actif, plus vigoureux et plus rempli de moyens, de lumières et d'énergie ; mais, sans cette première clause, il ne peut rien, et croit ne devoir rien. Mais j'en reviens toujours à penser qu'il es le seul homme propre aux circonstances. Je ne varie point dans cette opinion, et j'ai été plus à portée de le juger que ceux qui vous en parlent. Il a quarante ans pour la tête et pour la santé ; je vous en donne ma parole.
J'ai bien combattu, au commencement de ma lettre, des projets qui me sont démontrés impraticables e fous, et je persiste dans mon opinion ; mais il est sûrement inutile d'ajouter que, quel que soit votre sort, il décidera du mien. Ceci est dit une fois pour toutes.
Je dois vous instruire qu'il y a eu entre M. de Florida-Blanca et le ministre des finances de l'Espagne des altercations très-vives ; que ce dernier a une rande ambition, va épouser une camérière favorite de la reine d'Espagne, et veut contrebalancer le crédit de M. de Florida-Blanca. Il peut être facheux que ces intérêts personnels croisent l'intérêt général et ralentissent les mouvements. Informez-vous de cela à M. d'Ulloa. Cela m'a été mandé, et il est important de le savoir.
J'entends très-bien le chiffre ; mais, comme il est venu par la poste, songez qu'il y a vingt contre un à parier qu'il a été copié. Il y manque l'explication de gg. ; envoyez-la moi.
Si vous avez une occasion sûre de Turin pour Venise, vous me ferez plaisir de me renvoyer ma correspondance. C'est le bonhomme qui m'en prie avec instance ; et je serai fort aise de la mettre en ordre, de la garder, et, en ôtant tout ce qui n'est direct qu'aux sentiments, cela pourra être un jour un petit monument historique. Je vous prierai donc en conséquence de garder aussi celles que je vous écrirai désormais, et de les numéroter à mesure.
L'affaire de Nîmes peut avoir de grandes suites, et cette agression de la part des protestants prouve où on veut en venir, et que c'est toujours le duc d'Orléans qui dirige tout et donne le mouvement à tout. Tant qu'il vivra, la France n'a aucun repos à espérer. On disait sa santé bien chancelante ; mais on n'en parle plus.
Recevez, malgré le décret de l'Assemblée, Monseigneur, un titre auquel il faut ajouter celui de sauveur de la France. Je vous renouvelle hommage sans bornes et tendresse inépuisable.

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