M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 2 octobre 1790
- n° 62

Avec quelle impatience nous attendons votre courrier, Monseigneur ! Les heures vont nous paraître des années. Mais vous auriez pu du moins nous dire quelques mots de plus et ne nous pas laisser dans une pareille incertitude. Plus le moment de la crise approche, mon cher prince, et plus il faut calmer notre chaleur naturelle. Ne craignons pas de devenir trop froids ; l'honneur qui circule dans nos veines nous animera toujours de reste.
La réponse du Roi est en chemin ! Quelle sera-t-elle ? Elle quadruplera tous vos moyens, ou les annulera. Cete alternative est immense. Vous donnez à notre imagination un trop vaste champ à parcourir, et vous auriez bien dû la fixer sur quelques points. Au reste je fais graisser mes roues et mes bottes ; et dès aujourd'hui je m'occupe d'avoir quelque argent ; il y a longtemps que mon coeur est prêt.
Quel passage rapide de votre dernière lettre à celle d'aujourd'hui ! Ne vous abusez-vous pas ? Rassemblez toute votre prudence, tous vos moyens, tous les calculs de la raison, du devoir, avant de vous embarquer ; ouis, une fois le parti pris, ne regardons plus en arrière.
Projeter avec prudence, exécuter avec courage, voilà ce que doit faire le plus loyal, le plus intéressant des princes ; mais il ne doit pas se conduire en avanturier et entreprendre sans moyens.
Ces évêques sont-ils arrivés ? Quelle nouvelle avez-vous de Calonne ? Enfin nous saurons tout cela demain, et peut-être après-demain serai-je en route avec votre amie et Rivière. Il eût été bien mieux fait que nous voyageassions seuls, et le véritable amour aurait dû ménager la réputation de l'objet aimé ; mais je sais que c'est elle-même qui a exigé la parole d'honneur d'être avertie à temps, et je reconnais là son coeur. Je l'en aime encore plus. Elle est ma soeur, et l'amour seul est encore plus vif, mais non plus tendre, que le sentiment que je lui ai voué pour elle et pour vous.
Le bonhomme me mande : "Si l'abbé Marie continue à m'écrire, je lui donnerai toujours de bons conseils, et je saurai bien prendre mon temps et mes avantages avec le temporisateur (Florida-Blanca) ; fiez-vous à moi sur cet article. Mais, si on veut prendre la lune avec les dents, j'avoue que je suis incapable de faire cette opération. Un bon conseil aux Tuileries et à Saint-Cloud ! Les promesses du frère de l'Empereur, si elles sont sincères et désintéressées, me paraissent un point capital ; mais ce frère a toujours été dans la dépendance de l'Angleterre. Soyez sûr au reste que Pitt a substitué trois renards aux trois léopards de l'Angleterre ; c'est Machiavel en chair et en os." Voilà l'article copié de sa lettre. Méditez-le, s'il en est temps encore.
Je n'ai rien à ajouter à cette lettre. Mon coeur palpite bien fort, en songeant que peut-être sous peu de jours, je serrerai mon cher prince dans mes bras, et que les deux amis prendront ensemble le chemin de la gloire ; mais qu'il soit aussi celui de la fidélité et du devoir ! Qu'on ne puisse pas suspecter d'ambition le plus loyal des princes, le frère le plus tendre et le sujet le plus fidèle !
Encore un mot. Si vous partez, si nous partons, pourquoi n'engagez-vous pas le roi votre beau-père à inviter tous vos amis, toute notre colonie à aller à Turin jusqu'après l'événement ? Là ils seraient à la portée des nouvelles, et cela couvrirait tout. Méditez cela, et c'est le cas de leur envoyer un courrier. Jules est avec vous ; causez-en avec lui. Comment cela ne vous est-il pas déjà venu dans la tête ? Je ne le conçois pas.
Je prends la liberté de mettre dans votre paquet un paquet pour le duc de Polignac.
Armand doit être à présent avec vous, et fort content d'y être, et muni de bonnes recommandations de M. Duclos.

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