M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 30 avril 1790 - n° 33
Votre lettre serait faite pour faire renaître l'espoir le plus prochain dans l'âme la plus attrsitée, Monseigneur, si toutes les lettres reçues se rapportaient à celle que vous m'écrivez ; mais elles sont toutes différentes de la vôtre et tout-à-fait désespérantes. D'après cela, je crains qu'on ne vous flatte, et que vous ne vous flattiez aussi. Ce n'est pas que je ne vois de très-bons côtés propres à donner de l'espérance ; mais je vois aussi des coses décourageantes.
Quelle faiblesse encore au Roi d'avoir donné ce Livre Rouge ! Que ne disait-il qu'il l'avait brûlé, ou, mieux encore, qu'il ne voulait pas le livrer ? Ce sont ces pusillanimités continuelles qui découragent ses plus fidèles serviteurs ; car enfin, si son propre frère, si ceux qu'il honorait de ses bontés sont ainsi livrés par lui-même à la haine et à l'injustice publiques, quelle confiance aura le reste de ses sujets en sa tenue, en sa force, et même en sa loyauté ? Vous avez beau me dire de ne pas m'en attrister, ni pour vous, ni pour mes amis, je m'en ettriste infiniment, et je connais assez les hommes pour juger avec qel barbare plaisir ils se jetteront sur ce gâteau de fiel. Ils s'en nourriront, soyez-en sûr ; et ce malheureux ouvrage de la méchanceté et en même temps de la calomnie sera un perpétuel aliment à la haine. Ils annoncent encore de nouveaux abus, et chaque jour amènera de nouvelles dénonciations, de nouvelles calomnies. Quel raffinement de diableries de ne parler que de vous, du maréchal de Ségur, et de mes amis ! Il n'est presque pas question de Monsieur. Ils mettent sous le ministère de M. de Calonne tout ce qui avait été décidé, arrêté avant lui, et qu'il a eu la charge de payer. Il est aisé de reconnaître la scélératesse astucieuse de M. Necker. Voilà les adieux de Médée que je vous avais annoncés ; et encore, si c'étaient des adieux ! mais il restera, soyez-en bien sûr et il achèvera de tout perdre, à commencer par l'Assemblée. Je frémis d'avance de tout ce que les premiers courriers nous apprendront. Je ne vois aucune tête pour diriger, et l'opinion n'est pas encore à beaucoup près revirée.
Nous recevrons encore ici le premier courrier de France et de Turin ; mais combien de temps ensuite serons-nous sans recevoir de nouvelles, à moins que vous n'ayez la bonté, ainsi que je vous en ai prié dans ma dernière lettre, de m'écrire à Florence, chez M. Pio, aubergiste à l'Aigle-Noir, et sous son enveloppe. Mais écrivez prudemment, parce que les postes d'Italie ne sont pas sûres.
Je trouve la lettre imprimée que vous m'avez envoyée trop forte et trop prématurée ; je crois même que c'est une méchanceté qu'on vous a faite, afin de fixer tous les yeux sur vous.
Ce que vous avez reçu du lieu important est très-clair, et j'avais prévu les deux conditions qu'on exige. Mais qui répondra de la bonne foi de l'Angleterre et de la sûreté de votre malheureux frère ? Quant à le lenteur dont vous vous plaignez, vous deviez vous y attendre ; et cette lenteur est même prudence jusqu'à ce que le moment soit préparé, et, selon mes lumières, il ne l'est pas encore. Vous ne me dites pas quel est l'homme qu'on vous a envoyé, mais seulement que vous êtes content et à présent en état d'aller en avant. Est-ce ce que vous aviez demandé que vous avez reçu ? protestation et autorisation ?
Je ne reviens pas d'étonnement de ce que vous me mandez de Bouillé, et permettez-moi d'en douter encore, malgré les nouvelles preuves que vopus croyez en avoir et que j'ignore. Si cela est, c'est un grand malheur et dont les suites peuvent être bien graves, car le lieu est bien important. Tâchez d'éclaircir cet important mystère, et ne négligez rien pour cela. Il est l'ami intime du houzard Esterhazy, qui assurément n'est pas soupçonnable. Je n'y entends rien, mais je m'en afflige beaucoup.
Les mouvements du général prussien à Namur ne doivent pas inspirer de confiance, et dérangent terriblement les calculs politiques.
Tant que le Roi sera en ôtage, je n'espère que très-peu, et il sera bien difficile de l'en tirer. Il n'y a d'énergie (comme vous le dites très-bien) que parmi les scélérats, qui sont trop engagés pour ne pas poursuivre. Si le clergé exécute ce qu'il annonce, voilà enfin une forte démarche ; mais le fera-t-il et ne se trouvera-t-il pas encore bien des faux-frères ? D'ailleurs, quelle suite aura cette démarche ? Elle peut, elle doit être décisive dans l'un ou l'autre sens. Cette alternative est affreuse. Je ne pourrai dormir d'ici au premier courrier ; non, la fièvre n'agite pas tant que d'aussi grands intérêts. Le sort du Roi, de sa famille, le nôtre, celui de la France entière, voilà ce que des criminels jouent aux dés ! L'instruction paternelle du Roi à sa fille m'a fait fondre en larmes. Mais des scélérats n'ont point de pleurs ; ils ne seront point touchés ; leur rage redoublera.
Quoi, les garnisons de Metz, une partie de celle de Lille se montrent infidèles ! Quelle horreur ! Qui lavera la tache dont s'est souillée une partie du militaire français ? Tout mon sang bout dans mes veines, et je meurs de honte de ce qui faisait autrefois mon idole et ma gloire, du nom français !
Nous avons des lettres de Toulouse et de Montauban, où M. de La Fayette intrigue pour se faire nommer généralissime des troupes nationales. Toulouse résiste, mais Montauban
y paraît céder. Il est toujours le maître de Paris, et nos souverains sont dans ses mains. Et vous voulez que je ne voie pas en noir ? Otez-moi donc mon imagination, mon attachement et mon âme.
Croiriez-vous que Calonne a dit à la duchesse de Laval que mes amis étaient en correspondance avec Necker ? Concevez-vous une pareille horreur ? J'en suis hors de moi. Je lui ai écrit six ou sept lettres, et n'en ai reçu aucune réponse. Les hommes sont par trop cruels et injustes.
Toutes ces fédérations de milice nationale sont-elles vraies ou supposées, et quel est leur but ? Voilà ce dont vos correspondants doivent chercher à vous instruire.
Le Parlement de Grenoble s'est bien indignement conduit, si ce qu'on dit est vrai ; mais comment démêler la vérité à travers tous les mensonges qui s'impriment ?
J'ai fait part au bonhomme des nouvelles que vous avez reçues. Il les trouvent très-bonnes d'après la connaissance qu'il a du caractère, de la sûreté, et de la suite de l'homme principal, par qui il faut vous laisser diriger, puisque c'est la base essentielle sans laquelle tout devient impossible.
Si l'affaire de M. de Maillebois tombe à plat, c'est qu'on la laisse dormir, et que les enragés ont bien d'autres chiens à fouetter ; mais avec eux rien de ce qui peut nuire ne tombe, et on me mande que Mme de Cassini a encore été interrogée, et qu'on suit vivement cette affaire.
J'espère que Calonne, dont l'administration est fort inculquée dans ce Livre Rouge, se chargera d'y répondre avec sa clarté et son énergie ordinaires ; et la matière est belle pour démasquer la méchanceté et la mauvaise foi de ces scélérats ; car, en défalquant les dépenses secrètes et nécessaires des affaires étrangères, de la guerre d'Amérique, le reste, partagé en quatorze années, est bien peu de chose par chaque année ; et c'est comme si on reprochait à un homme qui a cent mille écus de rente, d'avoir dépensé cinq cents livres en fantaisies et en générosités. Opposez à cela ce que coûtent l'Assemblée Nationale, les municipalités, les districts, les troupes nationales, l'argent répandu pour corrompre, les dévastations faites, le commerce détruit, les manufactures tombées et sans travail comme sans débit, l'émigraion prodigieuse, l'argent sorti par cette cause du royaume, la perte en intérêts de l'argent enfoui par l'avarice ou la terreur, la séparation vraisemblable et funeste des colonies, la perte du commerce des Indes. Tout cela, constaté par un bon écrivain et par un bon calculateur comme Calonne, mettra dans la boue et le Comité des finances et l'Assemblée elle-même. A votre place, j'enverrai pour cet objet un courrier à Calonne, car il est indispensable de répondre, et l'occasion est trop belle pour la manquer. La matière de l'ouvrage est dans ce peu de lignes que je vous écris sur cela. Je ne vois que Caonne en état de terrasser ces méchants, et il y est trop intéressé pour son propre compte pour passer sous silence cette atrocité. Pesez bien mes réflexions, et vous en sentirez d'autant plus l'importance que beaucoup de gens mandent que ce livre fait un très-facheux effet ; et il n'y a pas un moment à perdre pour le combattre et le détruire.
Dans les circonstances, la plus grande faute que le Roi ait pu faire, c'est de divulguer ses secrets et de donner par là quelques prétextes spécieux aux récriminations et aux insurrections. En outre il décourage tous ses fidèles serviteurs, car qui à présent se fiera à lui ? Je reconnais bien l'art perfide de M. Necker, qui n'a jamais pensé qu'à détourner les yeux de-dessus son administration vicieuse, de-dessus ses emprunts onéreux et son agiotage, en attaquant les autres ministres et la Cour, et en fixant l'attention publique sur de prétendues déprédations. Je vois clairement mes amis dépouillés, et quinze ans des plus belles années de la vie de Mme de Polignac, employés à faire les honneurs de Versailles à la ville, à la Cour et aux étrangers ; l'obligation de tenir, par la volonté de ses souverains, auberge royale ; son temps, sa santé prodigués aux soins pénibles de l'éducation des trois enfants du Roi, le sacrifice entier de sa paresse naturelle, de tous ses goûts, de sa sauvagerie, le mérite de n'avoir jamais nui à personne, d'avoir rendu de grands services à des ingrats, son économie dans les dépenses de l'éducation diminuées de moitié ; la bonne administration des haras et des postes, reconnue intelligente et économique, de la part du duc de Polignac. Tous ces titres ne leur auront donc valu que d'être en fuite, expatriés, calomniés et dépouillés ! Et ne comptera-t-on pour rien l'honneur de vivre dans l'intimité de ses souverains, lorsqu'on n'en a fait usage que pour leur parler avec noblesse, vérité, courage ; que pour empêcher le mal, et ne jamais cesser, malgré cent dégoûts multipliés, de leur témoigner respect, attachement, fidélité ? S'ils laissent traiter ainsi leurs amis, où trouveront-ils des serviteurs fidèles ? Et ils en ont besoin. Cela ne m'empêchera pas de mourir pour eux, si l'occasion s'en présente, et je calculerai que mon devoir ; mais je suis indigné.
Adieu, Monseigneur ; réparez par votre âme, votre inébranlable constance, les malheurs de votre pays et la honte du trône. Cette tâche est difficile, mais elle est digne de vous ; ce sont les travaux d'Hercule qui s'offrent à votre courage.
Un seul homme, par sa réputation sans tache, par son expérience, par ses lumières, et par le poids de l'opinion, peut en imposer aux scélérats, rétablir la confiance intérieure et bien conduire la politique extérieure ; cet homme pourra dire comme Richelieu : "Le Roi a changé de conseil, et ce conseil a changé de système." Ce homme, estimé en France, estimé de l'Europe entière, peut seul, par sa renommée, son génie et ses vertus sauver son pays. Croyez qu'il a encore assez de force, et qu'il vivra assez pour cela. Arrêtez-vous à cette seule idée, si vous en croyez le plus fidèle de vos serviteurs, et qui ne calcule que votre gloire et le bonheur de son pays. Cet homme est ici, et non ailleurs ; soyez-en sûr. Il aura le courage de se dévouer, si on l'appelle ; mais certainement il ne se proposera pas. Ses plans sont faits d'avance ; il n'aurait que quelques objets à changer, suivant les circonstances. Mais il faut que le Roi soit libre, et l'Assemblée séparée ; sans cela, je ne connais que Dieu qui puisse débrouiller le chaos.
Adieu, Monseigneur, je vais essayer de dormir ; mais je rêverai Livre Rouge.
Encore un mot. M. Necker ne part ne part donc plus ? Il faisait le mort ; on le disait même enterré, mais les agioteurs, les capitalistes l'ont sorti de sa bière ; et ce spectre épouvantera encore les femmes, les enfants, et trompera le peuple ! Il sort de sa bière, tenant dans une de ses mains un papier monnayé, et de l'autre il tient en lesse M. de La Fayette, maître de Paris et de la personne du Roi. Sur son front est écrit : "Je vis encore, et la France va périr ; si je dois être écrasé, ce sera du moins sous les décombres du trône, que j'ai renversé." Voilà la vraie position des choses, et ceux qui vous flattent pour le moment vous trompent. Mais ne perdez pas pour cela l'espoir et le courage, en y joignant la patience. Tout ce qu'on fait, tout ce qu'on décrète est démontré impossible dans l'exécution à tous les gens éclairés et honnêtes ; mais les municipalités sont enivrées d'orgueil ; mais les peuples n'ont pas encore recouvré la vue ; la noblesse, le clergé et les Parlements n'ont pas encore réchauffé leur courage, et M. Necker vit encore! et M. de La Fayette commande encore !
Adieu, adieu, car je n'en puis plus.
Ce 1er mai
Le courrier de Gênes apporte des lettres, qui mandent que les efforts du clergé et des nobles ont été insuffisants, que l'aristocratie est anéantie, et que le décret pour la vente des biens du clergé a passé à une grande majorité. Ces lettres ne parlent point de la protestation qui avait été annoncée. Cette nouvelle
est-elle vraie, ou n'est-elle répandue, imaginée que d'après des calculs de banquiers ? Voilà ce que le courrier de lundi nous apprendra. Plusieurs lettres cependant disent la même chose, et cela me tourmente horriblement. Il fait des pluies affreuses, et je crains fort que le courrier de France ne soit pas arrivé avant notre départ ; car mes amis sont décidés à partir mercredi. Nous aurons du moins, j'espère, reçu vos lettres le mardi, et elles nous en apprendront assez.
Il s'en faut bien que nous touchions au terme de nos maux, puisque personne encore ne dirige, et puisque le ministère perfide qui a tout détruit existe encore. D'ailleurs je ne vois nulle part d'énergie. La plupart des Français qui voyagent, les mieux intentionnés, disent en soupirant : la révolution est faite ; mais ils ne disent que cela, et c'est surtout cela qu'il ne faut pas dire. Ensuite ils songent à se bien divertir, et se montrent avec un visage étourdi et gai, comme si leur pays n'était pas malheureux et déshonoré, comme si leur Roi n'était pas dans les fers ! Je n'y conçois rien. Pour moi, j'ai fui les bals, le spectacles ; je ne les vois que comme des affronts faits à ma douleur profonde. Quoi ! le Roi ne sentira-t-il donc pas que plus il sera faible, plus il aura à craindre ? Ne sentira-t-il pas que les trois quarts de son royaume croient qu'il est fort content de tout ce qui se fait ? Il faut enfin qu'il prononce, plus positivement que dans son instruction à sa fille, qu'il est malheureux ; il faut qu'il ose dire : "Je suis prisonnier, e j'invoque tous mes sujets pour qu'ils brisent mes chaînes." Sans cela, cette anachie et sa honte, et son impuissance dureront autant que son règne, qui ne peut plus être appelé règne, mais esclavage.
Jusqu'à présent, je vois beaucoup de bons écrits ; mais
quelle impression font-ils ? Mais toutes les villes sont armées, et les campagnes abusées ou impuissantes. Ah ! nous sommes bien loin du retour à l'ordre ! Je cherche en vain à me flatter ; ma raison, mes calculs s'y opposent.
J'ai été assez content de la réponse du comte de Ségur, et je le serais tout-à-fait, si, au lieu de dire que le Comité des finances a abusé de la confiance de l'Assemblée Nationale, il avait dit qu'il a trompé le public. Cette phrase gâte tout.
Vous êtes bien aise que nous allions à Venise, e je suis content de me rapprocher de vous ; mais, ne pouvant aller où vous êtes, je suis extrêmement fâché de quitter Rome, où ma correspondance avec Paris et Turin était fort assurée, où les conseils du bonhomme m'étaient d'une grande ressource, où mes amis étaient aimés, considérés, où j'avais la consolation des arts et de quelques artistes que j'aime beaucoup. Il est vrai que l'air de Rome m'était funeste, et que j'y serais peut-être mort. Ah ! dieux, est-ce là ce que je dois craindre ou espérer ! Ma vie est finie avec la gloire de mon pays et le bonheur de mes amis ! C'est à ces deux points que je bornais tous les voeux de mon coeur, et ils sont traversés, trahis !
Songez à bien assurer notre correspondance à Venise par le ministère de Turin.
J'espère aussi recevoir une lettre de vous à Florence, chez Pio, aubergiste à l'Aigle-Noir. Je pourrais aussi recevoir une réponse à cette lettre à Bologne, Etats du Pape, poste restante. Mais comme les postes d'Italie sont peu sûres, soyez extrêmement prudent ; je vous entendrai à demi-mot.
Je sais, par une lettre de M. de Rivière, que votre amie a passé Parme ; elle est donc à présent à Turin. Je ne puis m'empêcher de prendre une bien sensible part à votre bonheur, quoique j'eusse bien voulu l'empêcher jusqu'à un autre temps. Mais qu'elle nous rejoigne le plutôt possible ! Cela est bien essentiel et pour vous et pour elle. Rendez le sort qui vous poursuit injuste à tous les égards, et ne méritez aucun de ses coups. Parlez tous les deux du plus tendre ami que vous ayez au monde. Adieu.
J'espère que vous êtes toujours content des princes ? Vous ne m'en parlez plus.
Est-il vrai que le baron de Choiseul a quitté Turin, et voyage en Italie ? Quelle en est la raison ? On en dit plusieurs.
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