M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 30 juillet 1790
- n° 48

Nous avons reçu cette lettre du 14, dont nous étions si inquiets, le 27, au moment même du départ de Jean, après lequel nous avons fait courir pour qu'il vous instruisît de la réception du paquet.
La poste que nous attendons ce soir ne peut rien nous apprendre de nouveau, et je ne vous écrirai qu'un mot aujourd'hui, ayant peu de chose à ajouter à ce que j'ai eu l'honneur de vous mander par Jean. Je vous dirai pourtant qu'ayant communiqué à Bombelles vos idées relativement à Constantinople, il a cru ne devoir pas perdre un instant pour y préparer le succès de ce que vous y désirez. Je vous envoie en conséquence copie de la lettre qu'il a écrite à M. de Brentano ; il y a ajouté une note relative à cet homme intelligent, dévoué à la bonne cause, son ami intime, et jouissant à Constantinople et près du roi de Suède du plus grand crédit. Ce moyen n'est pas à négliger ; il est, outre cela, ami de M. de La Palisse, que vous comptez y envoyer.
La lettre retardée contenanit de fortes raisons pour me convaincre que vous ne devez pas compter sur le Roi. Mais à cela je répondrai toujours qu'il ne faut pas renoncer à obtenir l'autorisation que vous avez tant de raisons de désirer et sans laquelle tous vos projets échoueront. Si on vous la refuse aujourd'hui, il faut la redemander demain et ne jamais y renoncer. Un point sur lequel il vous aurait été facile de l'obtenir, c'est pour autoriser le bonhomme à vous donner des conseils, et alors vous en auriez tiré un grand parti près de Florida-Blanca. Sans cela, tout est vague et sans direction. L'arrivée de Calonne me fait plaisir en ces circonstances ; mais, à votre place, loin de m'en cachern j'en préviendrais le Roi et la Reine, et je leur dirais toutes les raisons qui m'y auraient décidé.
Mais en même temps je demanderais qu'ils donnassent ordre au bonhomme de m'aider de ses lumières, et qu'ils vous adressassent cet ordre pour le lui faire sûrement parvenir. Avec cet ordre, le bonhomme vous sera, relativement à Florida-Blanca et à l'Espagne, d'une grande utilité, soyez-en sûr. Je l'ai prévenu de vos désirs, et je lui ai écrit avec chaleur ; mais je m'en tiens à ce que je vous ai mandé par Jean. Le bonhomme me mande par sa lettre d'avant-hier : "Je suis loin de perdre courage ; mais il faut que le preux (c'est vous) soit encore sage quelque temps. Son moment viendra; mais une imprudence pourrait tout perdre et pour toujours." Je transcris ses propres paroles, et, quoiqu'on vous en dise, cet homme a bien de l'esprit et la faculté de tous ses moyens.
J'en reviens à l'engagement pris par le Roi d'aller bientôt voyager dans ses provinces. Il faut mettre tout votre art à faire exécuter cette promesse ; il faut que, par vos émissaires, les provinces se décident à sommer le Roi de tenir cet engagement. Il s'arrêtera dans la province la plus fidèle, et vous ferez le reste. Si Paris s'oppose à ce voyage, cette ville coupable est perdue. Méditez beaucoup ce texte ; il renferme tous les moyens d'une heureuse contre-révolution, sans résistance et sans dangers. J'attends avec impatience l'ouvrage de Calonne. Que j'aime à le voir se venger si noblement !
A propos, j'ai vu dans les papiers que vous m'avez envoyés, que le baron de Talleyrand, retourné par la baronne, amie de la duchesse d'Orléans, et par son neveu l'évêque qui cloche, était devenu démagogue. Je vous proteste que c'est une calomnie. J'en reçois tous les courriers des lettres qui prouvent la solidité, la pureté de ses principes ; la dernière que j'en ai reçue hier est d'une chaleur égale à la mienne contre les infâmes perturbateurs du repos public. Ne prenez pas légèrement des préventions contre des gens dont la vie entière est un témoignage en leur faveur. Voilà encore un des grands malheurs du moment actuel ; c'est la défiance, qui germe dans tous les coeurs. Toutes les familles sont divisées ; des amitiés de vingt ans se sont tournées en haines implacables, et si la France ne périt pas par l'effet du poison que les méchants y ont répandu, elle languira longtemps, et les crises seront fréquentes et nécessaires pour la débarrasser tout à fait de ce venin moral.
On dit beaucoup qu'il y a eu à Rome quelques mouvements dans le faubourg de Trantevère, et qu'ils ont été excités par des Français, par un détachement de la propagande. Comment tous les souverains ne se réunissent-ils pas pour détruire cette secte impie et ennemi des rois ? Leur stagnation pourra leur coûter cher. Il est vrai qu'on exagère beaucoup les petites insurrections passagères, et que les initiés aux coupables mystères et les folliculaires croient en tirer parti pour inspirer la terreur. Ce qui s'est passé à Florence n'était absolument rien dans le principe, et c'était la peur qui en avait fait quelque chose. Le cardinal ne me parle pas du tout de ce qu'on publie sur le faubourg de Transtevère, preuve que cette nouvelle est fausse, ou qu'elle ne vaut pas la peine d'en parler.
C'est pour tous les gouvernements un bien mauvais parti que de montrer de la faiblesse, et c'est une bien grande inhumanité de ne pas sévir avec rigueur. Cette bonté criminelle donne naissance à de grands crimes et de grands malheurs, qu'une juste sévérité aurait prévenus. La seule bonté des rois est la justice ; tous le reste est abus, faiblesse et lâcheté. Des ministres infidèles sont dignes des plus grands châtiments. Que de maux la France aurait évités, si son chef avait su punir M. Necker ! La lettre de M. Duport a dû suffisamment donner l'éveil aux rois, et ils dorment encore !
J'attendrai l'arrivée de la poste pour achever ma lettre. Je croyais n'écrire qu'un mot et je m(aperçois que je suis à ma septième page. Oh ! c'est que vous m'attachez beaucoup !

Ce samedi 31
Nous avons reçu hier très tard nos lettres, et pour le coup je ne vous écrirai qu'un mot.
Vous avez très sagement fait d'instruire Circello des dispositions de l'Alsa, afin qu'il obtînt de l'Empereur le noyau que l'Alsace demande avant tout. Si vous l'obtenez, je vois que votre parti est pris, et l'union de Calonne à l'évêque d'Arras me paraît de bon augure. Ce sont deux fortes têtes.
Mais je persiste à penser que le retour à l'ordre est prêt à arriver de lui-même, et que des moyens forcés pourront le retarder. Il est certain, d'après les détails que je reçois, que M. le duc d'Orléans es absolument dans la boue et que l'Assemblée est à bout de voix ; que le Roi et la Reine ont reçu tous les hommages des fédérés, et que, s'ils avaient dit un mot, tous tombaient à leurs pieds et y faisaient tomber les têtes de leurs ennemis.
Il me paraît certain que le Roi et la Reine ont un projet, en conséquence duquel le Roi a annoncé un voyage dans ses provinces. Voilà à quoi je m'en tiendrais, et je choisirais de préférence et par mille raisons ou l'Alsace, si l'Empereur vous seconde, ou la Normandie, qui domine Paris et qui paraît être bien disposée.
Soyez sûr que l'Empereur ne vous accordera rien sans l'aveu du Roi et de la Reine, et, sans cela, vos projets sont avrtés, puisque ce secours est nécessaire et demandé par l'Alsace. Il me paraît donc essentiel, indispensable, d'envoyer vers le Roi et la Reine un homme sûr et intelligent, pour leur confier tout votre plan, obtenir leur aveu, et alors plus d'obstacles d'aucun genre. Mais il faut que ce plan leur soit expliqué verbalement, car il serait trop dangereux d'écrire. Puységur s"acquittera à merveille de cette commission et vous rapportera la réponse. Il ne sera point suspecté, vu sa réputation de légèreté, et il a tout ce qu'il faut pour cette importante mission, esprit et fidélité.
Tout s'avance vers le retour à la raison, et vous gâteriez tout par une imprudence. Je ne saurais trop vous le répéter, mais il ne faut pas pour cela abandonner un projet bon en lui-même. Il s'agit simplement de lui donner une bonne direction, et je vous la présente. Songez que le Roi et la Reine sont à présent aimés, et que tout ce qui viendra d'eux aura un succès infaillible. Il n'en serait pas de même des tentatives qu'ils désapprouveraient et qu'ils seraient forcés de désapprouver. D'ailleurs, l'Empereur ne donnera rien qu'à leur demande, soyez-en bien sûr.
Parlons à présent de vos amis. Si désormais vous nous annoncez des lettres par des courriers ou des occasions, expliquez-nous mieux comment, par qui vous les envoyez, et l'époque à peu près juste à laquelle elles devront nous arriver, car vous ne pouvez vous faire d'idée de l'inquiétude que nous en avons éprouvée. J'en ai maigri de vingt livres, et votre amie en a été bien plus agitée encore. Au reste, nous sommes mieux, et ici on commence à voir en couleur de rose, ce qui n'avait pas eu lieu jusqu'à ce moment. L'union y est parfaite, et on a dû vous dire que tout est au mieux possible. Mme de Polignac vient de recevoir une lettre du Roi, qui la rassure sur la journée du 14 et qui lui mande : "Croyez que tout n'est pas perdu." Ces mots sont à méditer et s'accordent avec ce que le bonhomme me mande.
Au reste, quand je combats vos opinions, je n'en suis pas moins décidé à suivre votre sort, quelqu'il soit. Vous me connaîtriez bien mal, si vous mettiez cela en doute. Ainsi, au premier signal, je suis en chemin et, une fois embarqué, je ne regarderai plus derrière. Je vous mènerai le loyal Armand et vous aurez un bon aide-de-camp.
Je crois ce que je vous envoie de la part de Bombelles un excellent moyen pour la Porte.
Je suis enchanté qu'O'Connell vous ait écrit. Il y a longtemps que je n'ai reçu de ses nouvelles ; mais je me plais à compter sur lui.
Le chevalier de Coigny n'a pas varié dans ses principes et dans son attachement pour vous.
Adieu, Monseigneur ; mes amis vous aiment plus que jamais, e moi comme toujours et à la vie et la mort.
Encore un mot. Il serait bien important que vos projets relatifs à l'Alsace fussent combinés avec le voyage dans les provinces promis par le Roi, et que celui-ci choisît de préférence l'Alsace ; alors tout irait sans obstacles : au lieu que, tant que le Roi sera à Paris, il sera forcé de lancer l'anathème contre vous , et sa voix a bien de l'empire dans les provinces. Vous seriez déclaré rebelle, et d'ailleurs sans cela l'Empereur ne vous fournira rien, et votre plan est avorté puisque les secours de l'Empereur en sont la base. L'envie très noble d'être les seuls auteurs du salut de la France peut échauffer la plupart de ceux qui vous entourent et leur faire trop précipiter l'instant. Prenez-y garde. Voilà ce dont il faut savoir vous défendre. Et, en vérité, pour pouvoir bien prendre votre temps, je crois que vous n'aurez plus guère à attendre.

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