M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 30 octobre 1790
- n° 68

Nous attendons les lettres avec impatience, Monseigneur, mais il fait un si horrible temps que nous ne nous flattons pas qu'elles arrivent avant le départ de la poste. Je n'ai donc encore rien de nouveau à vous mander ; mais j'aime à causer avec vous, et je veux revenir à la charge pour un manifeste, dès que le plus habile de tous les faiseurs sera près de vous.
plus je réfléchis à cet article de ma dernière lettre, plus je me confirme dans l'opinion que l'époque de donner ce manifeste est arrivée. Vous avez manqué une époque pour en publier un, celle du 5 et 6 octobre ; mais c'est encore elle qui vous commande aujourd'hui cette démarche, c'est le jugement infâme de cette journée infâme, c'est l'impunité, que dis-je, c'est le triomphe du crime qui doivent vous forcer à rompre enfin le silence. Vos moyens, dira-t-on, ne sont pas prêts. Mais il les préparera ; mais vos sentiments seront connus ; votre vengeance sera annoncée ; les biens intentionnés sauront où se rallier ; les coupables frémiront. Le peuple connaîtra à quel point il a été égaré, mais que ce n'est pas contre lui que vous préparez vos coups ; que vous l'aimez, que vous lui pardonnez (l'Europe entière connaîtra la pureté de vos intentions) ; que l'ambition n'entre pour rien dans vos projets, mais que vous voulez punir les vrais coupables, délivrer votre frère et votre Roi, rétablir la monarchie, le culte divin et les lois, réparer enfin l'honneur français, et rester le premier, le plus fidèle sujet de votre frère, remis par vous sur son trône. Vous intéresserez dans cet écrit toutes les puissances de l'Europe au maintien de l'ordre, à la cause de tous les rois, de tous les gouvernements ; vous y dénoncerez une secte impie, cete dangereuse propagande, qui dans l'ombre prépare la ruine de tous les empires et de la religion, et qui, prêchant au nom de la philosophie l'indépendance et la liberté, égare tous les hommes, seblables à ces feux follets qui détournent les voyageurs de leur route pour les conduire à des précipices. Renvoyez ce titre odieux d'aristocrates à ceux qui le méritent, à ces douze cents tyrans, à ces La Fayette, à ces Bailly, à ces municipalités qui ont usurpé la puissance. Dites au nom de toute la noblesse, dont vous êtes l'amour et l'espoir, qu'elle n'est, qu'elle ne veut être que l'appui du trône et la ressource des malheureux, et qu'elle appelle au secours du Roi ce même peuple que des monstres ont voulu en séparer ; que tous réunis ils détruiront leurs communs ennemis et les véritables aristocrates qui ont trompé et subjugué les Français. Dites que les ennemis extérieurs de la France jouissent de nos troubles, les fomentent et les paient ; que, désespérant de pouvoir vaincre un peuple courageux que son amour pour ses rois rendait indomptable, ils ont employé les funestes moyens de la corruption pour détruire le mobile de nos vertus, la fidélité à nos maîtres et le point d'honneur. Dites qu'il est encore temps d'effacer la tache imprimée au nom français, mais que chaque instant perdu accroît notre honte et aggrave nos maux. Dites enfin tout ce que votre âme française vous dictera, en y joignant tous les raisonnements de la saine politique. J'espère que le rédacteur de ce sublime ouvrage est déjà près de vous, et que ce grand oeuvre est commencé.
J'ai reçu du 13 des nouvelles d'Angleterre. La lettre est de milady Erne ; voici la phrase que j'en transcris : "Il semble que l'Espagne est résolue de nous forcer à la guerre. Comme bonnes gens, nous l'aurions voulu éviter, s'il était possible ; mais, comme braves gens, nous nous y sommes préparés de la belle manière". Cette phrase m'avait effrayé, et je l'ai communiquée à l'ambassadeur d'Espagne, qui m'a bien assuré que toutes ses nouvelles étaient à la paix. Dieu le veuille, mais je ne suis pas rassuré.
Il y a aussi quelques nouveaux points de dissension entre la cour de Vienne et celle de Berlin. Cela a été mandé de Bonn par M. de Maulevrier, ministre de France près de l'électeur, et les lettres de Vienne ne détruisent pas cette nouvelle.
Voilà de terribles contre-temps pour la malheureuse France ; il faut espérer que Dieu finira par s'en mêler, car je ne peux croire que sa colère soit implacable.
J'ai reçu une lettre du bonhomme, et, sans le vouloir, vous m'avez fait une tracasserie avec lui. Comme vous ne m'aviez pas dit de lui mander l'arrivée prochaine de Calonne, je ne lui en avais pas parlé, et il l'a apprise par une lettre de M. l'abbé Marie. Le mystère que je lui en ai fait lui aura paru extraordinaire ; mais je ne dis jamais que ce qu'on me permet de dire, e il doit trouver cette excuse excellente.
Je vois que le bonhomme est au courant de tout. Votre lettre au Roi de Prusse l'a enchanté ; il l'a trouvée sage et noble. Il me mande qu'il est instruit par l'abbé qu'il y a un plan concerté entre l'évêque d'Arras et Calonne ; que tous deux sont réunis, excepté sur le moment de l'exécution ; que le premier pense qu'il faut en différer le moment ; que Calonne au contraire pense qu'il faut y procéder sans différer ; à cela il ajoute : "Cette question se décide toute seule ; où sont les moyens ?" Ensuite il me parle du nombre de vos négociateurs, et il ajoute : "Je serais un grand étourdi, si je proposais quelque chose au milieu de tant de négociations et de négociateurs si différents les uns des autres." Il finit par me dire pourtant qu'il est content de la lettre de l'abbé.
Je ne sais si vous avez fait quelques démarches comminatoires ou dorées vis-à-vis des gazetiers du Bas-Rhin et de Kehl ; mais leur style est un peu changé, et celui du Bas-Rhin tombe à bras raccourcis sur le rapport atroce de l'atroce Chabroud. Il serait très important d'avoir les gazetiers, car ils impriment, tout méprisables qu'ils sont, un mouvement à l'Europe.
Ah ! qu'il me tarde d'apprendre l'arrivée de Calonne ! Je ne serai pas tranquille jusqu'à ce que je le sache à Turin. Je crains quelque nouveau crime ; ils coûtent si peu à nos tyrans ! Et son ouvrage, quand paraîtra-t-il ? Il faut qu'il précède de peu votre manifeste, et qu'il le prépare.
Vous pardonnerez à la hardiesse de votre serviteur, s'il a osé dans sa dernière lettre risquer quelques réflexions sur les lenteurs, les difficultés et les inconvénients d'un congrès. C'est dans la discussion et la controverse que s'éclaircissent les grandes questions, et celle agitée est d'une majeure importance. C'est en avouant mon insuffisance et en rendant hommage aux talents et à la supériorité des auteurs du projet, que j'ai risqué quelques observations que vous leur communiquerez.
Avez-vous lu un imprimé qu'on a fait courir à Paris, intitulé : Effroyable conspiration découverte contre la constitution, M. de La Fayette et M. Bailly, tendant à enlever le Roi de Paris, etc., etc. C'est le duc de Villequier et Mme de Villeroy, et Micault, et Mauduit, capitaine dans Dauphin-dragons, qui en sont les principaux personnages. C'est une lettre supposée écrite à M. Bailly par un des conspirateurs repentants. Cette lettre est effroyablement écrite, mais toute la trame du projet est assez clairement décrite, et, puisque le comité des recherches n'en fait pas d'usage, cela me prouve que les moyens des entagés et leur audace sont fort diminués. J'en ai cependant frémi pour tous les honnêtes gens qui y sont nommés. Cette manoeuvre, ce projet ont-ils quelque fondement, ou est-ce un moyen imaginé pour échauffer le peuple ? Laissons tout cela jusqu'à l'arrivée des lettres.
Votre amie compte partir jeudi, et nous l'accompagnerons jusqu'à Padoue. Cela me fait bien de la peine, sous tous les rapports, de la voir partir sans nous. Mais nous voilà fixés, je le crains ; les raisons de calculs d'argent sont bien fortes dans ces terribles temps, et un changement de lieu en si grande compagnie est excessivement cher ; d'ailleurs mes amis n'ont reçu aucune des invitations qui auraient pu les décider. Il est cependant très vrai que Mme de Polignac craint beaucoup l'air humide de Venise, et aurait désiré se rapprocher de vous. Mais son mari a été décidé par les calculs d'argent et à cause de la tranquillité dont on jouit ici, à l'ombre du gouvernement le plus sage et le plus prévoyant.
Pour moi, vous savez si je peux former d'autres voeux que celui de me rapprocher de vous, en attendant que je m'y réunisse pour toujours. J'attends des fonds pour pouvoir faire ma course, et j'en brûle d'impatience ; mais l'argent est si rare, Saint-Domingue si agité qu'on ne m'envoie rien, et je suis pour le moment aux frais de mes amis pour le nécessaire. J'attends tous les jours les fonds qu'on m'a promis ; mais de courrier en courrier on m'annonce des obstacles, des retards, et j'enrage. Quand votre amie sera absente, , aurai-je aussi souvent de vos nouvelles ? Ah ! je serais injuste d'en douter ; mais j'avoue que mon coeur en serait ulcéré.
Si la poste arrive trop tard pour que je puisse vous répondre par le courrier, je répondrai à votre lettre par M. de Rivière, qui partira pour Turin la semaine prochaine. Je vous enverrai par lui une lettre au Roi, que vous ferez bien de faire imprimer et de répandre ; elle est de Saint-Paterne et vigoureusement écrite.

Ce 30 octobre, au soir,
Je reçois votre lettre, mais si tard qu'à peine aurai-je le temps d'y répondre. Ce que je ne pourrai pas vous dire aujourd'hui, je l'écrirai par M. de Rivière.
Je suis bien loin d'être mécontent de tout ce que vous me mandez. Premièrement, je crois que toutes les menaces faites par l'Assemblée et les Jacobins contre la Reine sont uniquement prononcées dans le dessein de faire peur à la Reine et au Roi. Mais le divorce, le couvent, le procès sont autant de folies, auxquelles il est impossible de croire, et le royaume entier se réunirait pour détruire cette Assemblée et cette ville coupables, si pareilles horreurs étaient seulement projetées. Les scélérats jouent de leur reste et veulent intimider. L'arme de la terreur est celle qui jusqu'à présent les a si bien servis ; mais cette arme commence à être bien usée, et l'arme de la vengeance s'aiguise d'un bout à l'autre de la France et sera dirigée par vous et par l'honneur indigné. M. le duc d'Orléans fait courir le bruit qu'on a voulu l'assassiner au Raincy ; la duchesse de Luynes l'a mandé ; mais c'est un moyen qu'il essaie pour animer encore le peuple, et, si ce dernier moyen rate, le fourbe est perdu sans ressource. J'espère que tous ces bruits atroces feront sentir au Roi la nécessité de secouer le joug ; il n'a qu'à le vouloir.
Passons aux autres articles. L'arrivée de Calonne me ravit ; il doit être à présent près de vous, et je suis inconsolable d'avoir reçu sa lettre trop tard. Il me mande d'être le 21 à Vérone, et je reçois cette lettre le 30 ; mais cela sera bientôt réparé, je l'espère. C'est un grand point que le message qui lui a été fait, que l'approbation donnée à son arrivée près de vous. Les faussetés cessent quand le besoin devient urgent, et je ne crois pas, comme vous, qu'on ait voulu le tromper ; il ne faut pas que vous le croyiez. Par la lettre qu'il m'écrit, il n'a pas cette opinion, et se réjouit de ce retour de confiance et de la justice qu'on lui rend enfin. Voilà ce qu'il faut croire, et partir de là pour établir confiance.
Les nouvelles de Circello me charment aussi, et sont très analogues à ce qu'avait préparé Bombelles. Un mot à celui-ci de votre part, je vous en conjure. Il est prêt à tout quitter pour vous servir, si vous avez besoin de lui, et son zèle est pur. Ah ! de grâce, à présent que vous pouvez former un véritable conseil, restreignez le nombre pour la valeur, et ne vous livrez pas aveuglément au Salon français où il y a sûrement bien de l'honneur, mais bien de l'imprudence et vraisemblablement quelques faux frères. Livrez-vous tout entier à un homme que ses lumières rendent aussi précieux que sa fidélité, qui a survécu aux injustes affronts qu'il a éprouvés. Que sa manière de se venger est noble et belle ! Je l'aimais ; je l'idolâtrerai, dites-le-lui bien. Je vous envoie une petite lettre pour lui ; celle qu'il m'écrit m'a été au fond de l'âme, ainsi qu'à mes amis.
Votre amie a reçu des nouvelles de Mme du Poulpry, qui, ayant retardé son départ, la forcent à retarder le sien. Elle ne partira donc qu'après le courrier prochain, et cela vient assez à propos, car les chemins sont presque impraticables, puisque les courriers eux-mêmes ont été retardés de vingt-quatre heures, et les pluies continuent toujours. Elle a été un peu enrhumée, et aura le temps d'être en bon état pour un voyage, toujours pénible dans cette saison. Faites-vous donc une raison, mon cher prince, puisqu'il s'agit de la santé de votre amie et en même temps des convenances. Vous me le promettez, j'en suis sûr, et mon coeur vous enr emercie.
C'est un point bien essentiel que vous soyez autorisé à déclarer à Steiger et à l'Espagne les intentions de l'Empereur. Mais je pense que vous feriez mal de ne pas écrire à Florida-Blanca ; on vous abuse en vous disant qu'il sera renvoyé. Il serait trop maladroit de vous en faire un ennemi ; il s'agit, pensez-y, du salut de la France ; ce n'est pas le cas d'écouter un ressentiment. La femme de l'Empereur est soeur du roi d'Espagne, ne l'oubliez pas, et la confiance du roi d'Espagne en Florida-Blanca est toujours existante.
Le premier courrier décidera de ma marche et de l'époque de mon départ. Il est très possible que j'accompagne votre amie, et cela m'enchanterait.
Mes amis vous disent tous, ce que vous savez bien, qu'ils vous aiment autant qu'ils vous vénèrent et respectent, et moi, qu'en pensez-vous ? Ah ! je ne le cède au monde qu'à une seule personne ; tablez là-dessus ; je n'entendrais pas raison pour tout autre.
Permettez que je joigne ici une lettre de Calonne.

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