M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 4 septembre 1790
- n° 54

Ah ! qu'il est incommode de ne recevoir vos lettres que quelques heures avant le départ du courrier qui vous porte nos réponses ! Il en résulte que les réponses sont faites à la hâte, beaucoup moins réfléchies, et par conséquent moins bonnes que si on avait un jour ou deux pour les digérer. Enfin, vaille que vaille, il faut bien répondre e me dépêcher.
Je commence par l'article Bombelles. Puisque vous avez été content, ainsi que je m'y attendais, de son mémoire et de son zèle, vous le serez bien plus encore du succès de sa démarche, et vous nous approuverez (crèvent la misère et l'avarice) de vous en avoir instruit par un courrier.
Je vous ai longtemps prêché, Monseigneur, pour ne vous pas trop livrer aux puissances étrangères, et surtout à celles qui, par leur position, leurs intérêts, leurs rivalités, semblent ne devoir pas être les plus ardentes pour tirer la France du bourbier. Mais je vous vois à présent donner dans un excès de défiance que je ne puis approuver. Un partage, un démembrement de la France me paraît un être de raison, et je vous renvoie pour cela aux très bons raisonnements consignés dans les observations de Steiger. De plus, toute notre armée est en défection ; il faut donc d'autres ressources.
Cette lettre de Florida-Blanca est un peu énigmatique ; mais à travers son obscurité, j'y perçois des lueurs d'espérance à saisir ; et, à l'appui de cela, ce que Valonne a mandé à Monsieur me fait présumer qu'il y a, pour l'intérêt de la France, de l'intelligence entre l'Espagne et l'Angleterre. Une autre réflexion me conduit à le penser. Pourquoi, la paix étant sûre entre l'Espagne et l'Angleterre, ces deux puissances continuent-elles leurs armements ? Calonne, parlant aussi affirmativement de l'Espagne, avec laquelle nous ne lui connaissions aucune accointance, me fait penser qu'il est instruit des dispositions de l'Espagne par le moyen de Pitt, et que par conséquent il y a accord et correspondance.
J'enverrai au bonhomme copie de la lettre de Florida-Blanca pour qu'il m'explique, s'il le peut, cette énigme.
Au sujet de la commission que vous avez donnée au prince Victor, je vous avais prévenu qu'elle ne pouvait pas réussir, et en voici la raison. Que le Roi chargé de chaînes et menacé des poignards ait sanctionné les abominables décrets de l'abominable sénat, il en résulte que son esclavage a rendu nulle sa sanction pour les affaires temporelles, mais qu'il n'a pas voulu exposer lui et sa famille aux crimes des scélérats. Mais, en matière de religion, le martyre est devoir, et la crainte des poignards ne doit arracher aucune démarche, aucune sanction contraires au respect dû à une religion sainte. Donc lancer sur les décrets de l'Assemblée les foudres spirituelles, ce serait les lancer aussi contre le monarque qui les a sanctionnés, et séparer de l'Eglise l'Assemblée qui a proposé les lois et le Roi qui les a acceptées. Le schisme devenait alors inévitable et d'une terrible conséquence. Réfléchissez-y bien. Voilà pourquoi le bonhomme vous mande qu'il sera obligé de vous être contraire. Oh ! sur ce point votre démarche n'a pas été bien réfléchie.
Je persiste toujours à croire que tout va bien, si le Roi veut un peu s'aider ; mais, s'il persiste à rester à Paris, vous n'êtes pas encore a moment de vos entreprises. L'essentiel est donc de l'engager à se tirer de là, ou à l'en tirer de force, si cela est possible. Voilà ce à quoi Vioménil est plus propre qu'aucun autre.
Je ne conçois pas la répugnance du roi de Sardaigne de recevoir Calonne dans ses états. Il faut absolument vaincre cette résistance, dont je ne puis apercevoir les motifs.
J'espère que vous aurez été content des démarches des commissaires de l'assemblée coloniale de Saint-Domingue, conduits par mon ami O'Gorman. Leurs discours au Roi, à la Reine et à M. le Dauphin sont dans la Gazette de Paris du mercredi 18 août. Cette affaire pourra avoir de grandes suites et ouvrir les yeux des commerçants.
Vous souvenez-vous d'un mémoire que je vous ai envoyé il y a six semaines ? Il était fait par Bombelles et a été envoyé en Espagne. Je ne serais pas étonné que les idées que renfermait le mémoire n'aient pas été adoptées, si l'Angleterre veut s'entendre avec l'Espagne. Le moyen présenté était sûr et d'une facile exécution, et réduisait sur le champ toutes nos villes de commerce. Bombelles a beaucoup d'idées, beaucoup d'instruction, beaucoup de zèle, et il ne s'agit que de le diriger et de le modérer ; mais c'est un homme excellent.
Je ne vous i aps parlé de la petite incommodité de votre amie, précisément pour vous prouver qu'elle n'était absolument rien. Je vous jure qu'elle se porte à merveille. Quant à mes soins pour elle, consultez-la, et, mieux encore, interrogez votre coeur pour les bien connaître.
Je n'ai point reçu de lettres de mon jeune cousin de Turin, et cela m'étonne bien. Le marqis de Vaudreuil ignorait que son fils fût là, car il ne m'en parle pas. Je prends la liberté de le recommander à vos bontés, puisque vous l'en trouvez digne par ses sentiments.
S'il vient ici, ou par quelqu'autre occason sûre, je vous prierai de m'envoyer la suite de ma correspondance, dont je veux faire, en élaguant, un monument historique, qui sera, je crois, intéressant par la suite.
A propos, vous ne m'avez pas du tout parlé des vers que Pauline a dû vous remettre. Ils ont été faits en rêvant la nuit, et les sentiments qu'ils expriment sont tout ce qui m'en plaît ; quant au style, j'ai compté sur votre indulgence.
La seconde lettre d'Archambaud m'étonne infiniment, ainsi que le parti pris par Sérent l'aîné. C'est notre ami Sérent qui a mandé à Bombelles le prochain retour de son fils et la joie qu'il éprouve de sa conversation. Je la désire et la crois sincère ; mais, Monseigneur, une confiance précipitée serait bien imprudente.
La défection de plusieurs régiments suisses est bien singulière, et l'avoyer aurait une belle occasion pour les redemander jusqu'après le retour de l'ordre. Il faut pour cela un grand accord entre tous les cantons ; mais cette démarche serait d'un grand poids, et ces mêmes régiments, hors de l'air corrompu, deviendraient une de vos plus sûres ressources d'après votre qualité de colonel-général. Pesez beaucoup cette idée ; elle me paraît en valoir la peine.
Il faut absolument éparpiller tous les Français qui nous arrivent en foule, car Turin ne peut les contenir ; mais jusqu'au moment du ralliement il faut qu'ils aillent à Milan, Parme, Gênes, Nice, et enfin qu'ils se dispersent sans s'éloigner. Oh ! il y a un grand parti à tirer de cette noble ardeur. L'honneur français a dormi ; mais, puisqu'il se réveille, la France est sauvée, et les scélérats sont anéantis.
Des gens qu'il faut ménager sont les jésuites. Je sais qu'ils voulaient s'adresser à vous, et il ne faut pas les éconduire. Ils pouvaient être dangereux pour tel ou tel monarque, mais non pour les monarchies, puisqu'ils étaient les plus fermes et le splus intéressés appuis d'une religion toute monarchique.
Vous voyez bien, Monseigneur, que votre rôle ne peut pas être secondaire, et que votre position le rend sublime. Qu'il soit sage, et il n'en sera que plus beau et plus utile ! Ne croyez donc pas les gens qui veulent vous aigrir et vous donner de la défiance.
Il est bien important que Madame votre soeur soit éclairée sur le Fontbrune. Une confiance si mal placée déjouerait tout. Bombelles en a fortement écrit à sa belle-mère, mais il ne me paraît pas qu'il l'ait persuadée. Les intrigants sont toujours sûrs de réussir près des femmes, qui en général connaissent plus les petites intrigues que les grands moyens.
Vous ne me parlez plus de Bouillé. Où en êtes-vous sur son compte ? Pour moi, je n'ai pas varié, et je l'ai toujours cru excellent sous tous les rapports.
Je crois la terreur répandue dans l'auguste sénat, et j'en conclus q'il doit en résulter de nouveaux efforts, de nouveaux crimes ; mais les yeux sont ouverts, et le moment des vengeances n'est pas éloigné.
Je suis impatient de savoir comment le jour de la Saint-Louis se sera passé en France, et surtout dans la capitale. A Turin, mon prince a été l'âme de tout, et les hommages qu'on lui a rendus doivent lui avoir été d'autant plus doux qu'il les mérite. Que n'ai-je été là pour y joindre l'hommage de l'amitié ! Le roi de Sardaigne a été parfait pour vous et pour la circonstance, et il paraît que le succès de cette journée a été complet à Turin. Je ne crois pas que l'auguste sénat partage ces transports, en en apprenant les détails.
J'ai reçu des lettres de Pauline et de son mari. Ce qu'ils ont vu en passant à Turin les a exaltés l'un et l'autre au plus haut degré, et vous pouvez bien compter sur toute la race, dans laquelle il ne se trouve pas un seul faux-frère, quoique bien nombreuse ; je jouis bien de cela.
Je crains le mémoire du bailli ; il n'entend pas tout-à-fait la bonne langue, donc il ne la parlera pas parfaitement. Il est au milieu des enragés, mauvaise posture pour écrire ! Arrêtez ce mémoire, s'il en est encore temps.
Je n'approuve pas plus que vos gens d'affaires veuillent répondre. A qui répondre ? à un sénat usurpateur ? C'est donc le reconnaître, et, pardieu, ce n'est pas notre intention. Le sénat n'est rien, absolument rien, depuis qu'il a cessé d'être Etats-Généraux et qu'il a voulu être Assemblée Nationale. Il ne faut pas sortir de ce dilemme.
Je suis bien impatient d'apprendre l'arrivée de Calonne ; et cet ouvrage qu'il devait faire paraître, vous n'en parlez plus !
On répand le bruit qu'il y a eu quelques insurrections en Catalogne, mais je n'y crois pas ; informez-vous en.
Je reçois une lettre du chevalier de Coigny, qui sera à Turin au commencement d'octobre. Ah ! celui-là dédommage des autres !
On dit que le régiment de Salm a fait des horreurs à Metz. Il avait été pur jusque là. O'Connell ne s'en consolera pas.
Adieu, Monseigneur. Je ménage beaucoup ma santé pour la retrouver dans l'occasion ; mais tant pis pour elle, si elle n'est pas bonne alors ; elle n'en marchera pas moins au pas redoublé, et c'est mon coeur qui la dirigera.

P.S. Dites à Calonne qu'il m'écrive, et qu'il écrive à mes amis. En vérité, sa conduite avec nous est incompréhensible. N'oubliez pas cela.

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