M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 6 février 1790
- n° 21

Je ne suis arrivé qu'hier de Naples, Monseigneur, parce que j'y ai été arrêté par un catarrhe avec une forte fièvre, qui s'est heureusement terminée par une sueur abondante ; ce qui m'a permis de me mettre en chemin, quoique encore souffrant.
J'ai lu, j'ai dévoré tout ce qu'avait apporté votre courrier, et il est impossible d'être plus content que je ne le suis, surtout de votre second mémoire.
Avant d'entrer en détail, il faut que je vous dise l'effet que votre courrier a fait à Rome, et que je vous avertisse de n'en plus envoyer. Tout s'y sait, et tout s'y imprime ; aussi l'heure, le jour de son arrivée et les commentaires sont-ils imprimés et font la conversation de Rome. Nous avons, d'après cela, pris le parti de vous envoyer nos réponses pour le courrier de Turin ans le paquet de la Cour et de garder Jean jusqu'après le départ de ce courrier. Jean ne vous portera que des choses insignifiantes, parce qu'il serait possible que les agents de l'Assemblée, qui sont en grand nombre ici, le fissent arrêter ; il partira par des voiturins pour que son départ ne soit pas encore publié. La voie du paquet de la Cour de Turin est la plus sûre et aussi prompte ; ainsi n'envoyez plus de courriers ; profitez seulement du passage des gens bien sûrs.
Je reviens aux affaires. Vous trouverez dans ce paquet des réflexions que j'ai transcrites et dont vous reconnaîtrez la source. Elles renferment tout ce qui pouvait se dire sur pareille matière, et doivent vous servir de guide. Mais je vais vous expliquer quelques articles qui ne sont qu'indiqués, et en traiter d'autres qui y sont omis.
Il est important que vous écriviez tout de suite, par la voie du chargé d'affaires d'Espagne à Turin, à M. de Florida-Blanca pour lui témoigner votre reconnaissance de la réponse verbale qu'il a faite au baron, e pour le prévenir que désormais, pour ne pas importuner le roi et la reine, vous lui enverrez directement, à lui, tout ce qui sera relatif aux circonstances, étant pénétré d'estime pour lui et de confiance dans l'élévation de son âme, dans sa probité, dans sa sagesse et ses lumières. Mandez-lui que vous désirez qu'il vous guide dans vos démarches, et que, soit le chargé d'affaires qui est à Turin, soit un autre puisse entretenir et rendre cette correspondance utile et sûre. Prévenez ensuite que d'ici à quelque temps vous lui enverrez des objets bien importants.
Ces objets seront la réponse que le Roi votre frère fera à votre second mémoire. Si vous recevez la protestation que vous demandez, il sera nécessaire d'obtenir aussi qu'une copie en soit remise entre les mains du roi de Sardaigne, et une entre les mains du roi d'Espagne. Il faudra remettre aussi à ces deux puissances copie des deux mémoires que vous avez faits, et que tout cela soit consigné aux mains des deux rois. C'est l'explication et la justificaion à venir de toute votre conduite.
Mais par qui enverrez-vous au Roi votre frère ce second mémoire ? C'est ici que la prudence est bien nécessaire. Nous avons pensé que le roi de Sardaigne pourrait envoyer quelqu'un de bien sûr en voiturin et ensuite par la diligence ; qu'en arrivant à Paris il remettrait ces papiers à l'ambassadeur de Sardaigne sous l'adresse du comte de Nicolaï ; que l'ambassadeur enverrait chercher le comte de Nicolaï secrètement, et lui remettrait en mains propres votre paquet qui contiendrait une lettre pour le comte de Nicolaï, à qui vous manderiez de remettre comme l'autre fois ce paquet à Mme de Mackau pour le remettre à Mme Elisabeth. Il faudrait en même temps prévenir Madame votre soeur de lire elle-même ce mémoire, et avec les mêmes précautions que pour l'autre, serment, etc., etc.
Quand vous aurez reçu la réponse, il faudra la communiquer au roi de Sardaigne et lui remettre un double de ce qu'elle contiendra, et en envoyer autant à M. de Florida-Blanca pour le roi d'Espagne.
Voilà les idées que nous avons, et nous vous les indiquons ; mais pesez tout dans votre sagesse ; so,gez seulement que, si ce mémoire était intercepté, tout serait perdu.
Je viens à présent au fond des choses. C'est beaucoup d'avoir l'autorisation du Roi pour préparer ; c'est tout pour vous ; mais il est bien important que personne au monde ne s'en doute, excepté les rois de Sardaigne et d'Espagne, car cela mettrait le Roi votre frère en grand danger. Il est encore bien important de ne rien risquer, de ne rien précipiter, car les folies de l'Assemblée la discréditent chaque jour et font plus contre elle que des armées. Je crois toujours que le meilleur de tous les moyens est le mécontentement des provinces, et qu'il faut voir quel effet produira l'absurde décret contre la Chambre des vacations de Rennes. Mais il n'en est pas moins nécessaire de lier les puissances principales à la cause de tous les rois, amis sans rien précipiter avant le temps.
Vous n'avez donc rien reçu de Londres ? Qu'il me soit permis ici de vous engager à aller très-modérément et avec la plus grande réserve de ce côté, par les raisons établies dans les réflexions que j'ai copiées, et parce que deux guides ne peuvent pas marcher ensemble et du même pied, et sans une espèce de jalousie. Combinez tout cela avec la prudence que le malheur des circonstances vous donne chaque jour. Les propos du roi d'Angleterre sont bons ; mais l'intérêt national est ce qui le déterminera ; on ne peut pas douter de cela. M. Pitt ne peut lui-même penser et agir autrement, quoi qu'on vous en dise ; encore cependant faut-il les ménager.
Je garde la copie de vos deux mémoires à cause de l'usgae que le bonhomme pourra en faire suivant les circonstances, ainsi que vous le verrez dans les réflexions ci-jointes.
Venons à présent à ce qui vous regarde personnellement, c'est-à-dire aux intérêts de votre coeur. Je ne crois pas que les choses puissent être prêtes assez tôt pour que vous soyez appelé hors de Turin avant six mois, et il me paraît simple que, vers la fin d'avril, votre amie, mécontente de l'air de Rome, aille rejoindre son amie Mme du Poulpry. Mme de Vaudreuil ne pourra au plus l'accompagner que jusqu'à Florence, parce qu'elle s'embarquera à Livourne pour rejoindre son père à Marseille. Si je peux accompagner votre amie, ma soeur, croyez que je m'y livrerai avec transport. J'ai tant d'envie, tant de besoin de vous voir ! Tout cela dépendra des circonstances, et je ménagerai de loin ce voyage ; mais que de choses peuvent arriver d'ici là ! J'ai besoin de refaire ma pauvre santé, car je crains qu'elle ne succombe tout à fait. Je ferai de mon mieux pour la rétablir, car je mourrais inconsolable, si je ne voyais pas renaître pour mon prince, et pour mes amis et pour mon pays des jours plus heureux. Que je voie mon prince couvert de gloire, refleurir les lis, mes amis fortunés, et Dieu fera après de moi tout ce qu'il voudra !
Ah, dieux ! Monseigneur, que vous avez bien fait ne ne pas quitter Turin et de ne pas aller à Naples ! On y meurt de peur, et votre présence y aurait cruellement embarrassé ; j'en ai la positive certitude. Je ne me repens donc pas de mes conseils, et ma tendresse pour vous m'a fait voir bien juste en cette occasion.
Je finis, parce que je suis horriblement fatigué de seize pages d'écriture, et il faut que je réponde à M. le prince de Condé qui m'a écrit une lettre, toute remplie de sa tendresse et de sa vénération pour vous. Il faut encore que j'écrive à Sérent. Adieu, monseigneur ; aimez toujours le plus tendre de vos amis, le plus dévoué de vos serviteurs.
Jean ne partira qu'après le courrier de France et ne vous apportera que des lettres vagues, et, comme nous avons répandu que c'était le marquis de Polignac qui envoyait à son neveu les comptes des haras, Jules lui écrira en conséquence. Prévenez-en le marquis.
Encore un mot sur l'Angleterre. Il ne me paraît pas permis de douter que les Anglais n'aient beaucoup influé sur les désordres de notre pays. Ils avaient à se venger de notre guerre d'Amérique, et, en diminuant la puissance française, ils acquièrent pour longtemps, pour toujours peut-être une supériorité de commerce qu'aucune puissance ne peut leur disputer. L'Espagne tombe aussi par l'affaiblissement des moyens de la France ; et la puissance maritime et commerçante de l'Angleterre n'a plus, ne peut plus avoir de rivale. Croyez-vous qu'il puisse y avoir une générosité, une grandeur d'âme qui combattent ces grands intérêts ? Je crois M. Pitt très-vertueux ; mais la conscience politique est terriblement large, et c'est une maxime reçue, surtout en Angleterre, que servir son pays, abaisser les puissances ennemuies, est la première, la seule des vertus. Je crois plus que personne aux lumières, à l'esprit, aux talents et à la bonne foi de M. de Calonne ; mais il est aisé à tromper précisément à cause de sa bonne foi ; et comme dans la discussion personnen'est de sa force, il croit toujours avoir persuadé ceux qu'il a vaincus dans ce genre d'escrime. Mais pour faire des mémoires, un manifeste, lorsque le moment en sera venu, personne au monde ne peut lui être comparé.
Vous me recommandez d'échauffer le bonhomme ; l'autorisation seule de votre frère est capable de l'échauffer, et ce qui n'est pas son devoir ne peut jamais le décider. Mais la marche que vous avez prise est bonne et mène à justifier vos démarches et à en assurer le succès. La pureté de vos intentions doit être connue, car, dans le siècle de la corruption, qui ne soupçonne-t-on pas ?
Les lettres de Mme Elisabeth m'ont charmé. Quelle vertu, et quel courage ! Ah ! que j'avais raison de vous animer sans cette pour cette vertueuse soeur ! Vous en sentez à présent tout le prix, et quand la leçon du malheur ne vous aurait procuté que ce bonheur, peut-être compense-t-il une partie de vos maux.
Soyez tranquille pour l'époque d'avril ; vous verrez votre amie. J'ai déjà préparé avec succès ce départ et son retour à l'époque de novembre, si nous sommes encore ici. Mettez donc du baume dans votre âme, mon cher prince, et soyez tout entier à vos grandes pensées, à vos hautes destinées. L'amour doit être la récompense des belles âmes ; mais il est des circonstances où les sacrifices qu'on sait faire retardent, mais assurent le bonheur. N'est-ce pas tout, qu'être plus digne que ce qu'on aime ?
L'adresse du comte de Nicolaï est : Rue des EnfantsRouges, à l'hôtel de Talard, à Paris. Ne l'oubliez pas.
Adieu encore une fois.
Prévenez le marquis que son neveu lui écrira une lettre ostensible, dont vous lui expliquerez le motif.
Je crois que les espions de Rome ont instruit l'Assemblée de votre courrier. On disait même qu'ils enverraient un exprès ; ainsi écrivez désormais par le paquet de la Cour et remettez vous-même le paquet à M. d'Hauteville.
Mon maudit rhume est encore augmenté ; j'étouffe et ne puis expectorer, et à Naples, j'ai craché assez de sang, et cela ne m'a pas égayé ; mais n'en parlons plus.
Un mot sur M. de Caraman. Songez, je vous prie, Monseigneur, que vous êtes instruit sur la Provence par M. de La Fare, qui est ennemi de M. de Caraman, que le commandant a eu bien peu de troupes pendant toutes les insurrections de la Provence, des ordres modérés jusqu'à la faiblesse ; que la conduite et les malheurs de la Cour n'étaient pas faits pour lui inspirer de l'audace, et qu'il faut être bien sûr des torts d'un homme pour l'accuser aussi positivement, dans un mémoire qui doit être sous les yeux de trois grands rois. H'en appelle sur cela à votre justice relativement à un homme qui, jusqu'à cette époque, a été un des meilleurs serviteurs du Roi, un très-brave homme, et qui ne peut être devenu un lâche. Soyons donc plus justes que nos ennemis qui, n'ayant pas pour eux le droit et l'honneur, sont obligés de tout accuser, de dire du mal de tous ceux qui ne suivent pas leur route. Ma franchise vous devait ces réflexions, qui viennent moins de mon ancienne amitié pour M. de Caraman, de ma tendresse pour sa fille et ses enfants, que d'un sentiment de raison et de justice.
On nous assure que Mme de Balbi est partie de Londres et est arrivée à Paris, malgré des ordres positifs que Monsieur lui avait donnés pour ne pas revenir. Elle s'est intimement liée à Londres avec M. de Calonne, et je crains que la facilité confiante de M de Calonne ne l'ait poussé à s'ouvrir à Mme de Balbi. Si cela ne devient pas très-utile, cela peut être bien dangereux ; j'ai dû vous en prévenir. C'est Mme de Luynes qui le mande ici, et cela est très sûr. Réfléchissez sur tout cela.

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