M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 6 mars 1790
- n° 25

J'ai lu et relu, Monseigneur, et votre lettre et la note qui m'a été remise. Cette note renferme des dispositions très-sage, mais permettez-moi en même temps d'en critiquer quelques articles, conséquemment à tout ce que j'avais déjà eu l'honneur de vous mander.
J'ai appuyé fortement dans mes dernières lettres sur le caractère de M. de Florida-Blanca et sur la nécessité indispensable de le choisir absolument pour guide ; et cependant c'est vous-même qui lui indiquez les moyens, au lieu de lui demander de vous les indiquer lui-même et de vous faire parvenir ses conseils et ses instructions. Par exemple, vous lui demandez positivement quelques millions et une armée pour le 15 de mai. 1° Des millions ? Les Espagnols n'en ont pas à remuer à la pelle ; 2° une armée, et pour le 15 de mai ? Cette proposition, cette vivacité effraieront ce ministre, et il s'agit d'établir confiance.
J'ai découvert d'une manière positive ce qui a donné de l'humeur à M. de Florida-Blanca, et je l'avais deviné. C'est depuis ma dernière lettre partie pour Turin que j'ai su que les démarches que vous avez faites en Allemagne ont été mandées en Espagne. Ces petits ministres des petits princes ont parmi eux beaucoup d'indiscrets et peut-être des gens gagnés. Cette découverte a fort effrayé M. de Florida-Blanca, et c'est d'après cela qu'il a écrit ici, deux courriers de suite, des lettres pleines d'humeur. Elles disent que les Français sont trop indiscrets, trop vifs, et risquent trop pour pouvoir traiter avec eux de si grandes affaires. Cela m'a été confié, et je vous en instruit, mais toujours sous la condition que vous n'en parliez pas, parce que cela aurait les plus funestes suites, et que l'humeur redoublerait si on savait que cela m'a été dit par le chevalier Azara. J'ai répondu que dans la circonstance il était indispensable de savoir les dispositions des petites cours d'Allemagne, mais que je ne croyais pas que vous eussiez donné des pouvoirs pour négocier en votre nom (et c'est ce qu'on me disait) ; que d'ailleurs je ne croyais pas que M. de Florida-Blanca fût homme à abandonner des affaires aussi intéressantes politiquement pour l'Espagne que pour la France même, sous d'aussi légers prétextes ; que votre intention était sûrement de prendre le ministre pour guide unique, et que désormais rien ne se ferait que par ses moyens et ses conseil. Cette réponse m'a paru faire son effet.
Revenons à l'article que je prends le parti de critiquer dans la note. Une armée au 15 mai ! Mais il n'y aurait pas le temps de la disposer et de la faire arriver à sa desination dans un si court espace, et combien de négociations, d'arrangements, de conventions doivent précéder cette marche ! D'ailleurs cette précipitaion fera peur à un homme circonspect au dernier point, et qui veut que tout vienne de lui.
Autre chose. Vous avez bien fait d'écrire au roi et à la reine d'Espagne ; mais il fallait adresser ces lettres à M. de Florida-Blanca, en le laissant maître d'en faire usage, et en lui en envoyant les copies. Au reste le choix de M. de Vassé est excellent ; il est sage, il a le maintien grave, et c'est ce qu'il faut vis-à-vis des Espagnols. Il faut ménager surtout l'orgueil, l'amour-propre des Espagnols, et leur montrer confiance entière ; sans cela, vous n'en ferez, vous n'en obtiendrez rien. Prenez cela pour base essentielle de votre conduite à venir.
Tout ce que vous m'avez mandé des dispositions des provinces, et même de la capitale, me donne de l'espérance ; mais cependant le retour à la raison n'est pas encore assez marqué, et l'ivresse est encore trop forte pour pouvoir rien risquer. Toute entreprise de votre part qui échouerait empirerait le mal et mettrait le Roi et sa famille dans un horrible danger. J'avoue que cette pensée glace tout mon sang ; car, outre ce malheur auquel on ne peut sans frémir, arrêter sa pensée, il est sûr que l'univers vous en rendrait responsable, et le plus pur, le plus loyal des princes serait transformé en un coupable ambitieux. Je vous dois la vérité, et je vous la dis ; c'est tout ce qui est en mon pouvoir.
Toutes les extravagances de l'Assemblée, l'audace inconsidérée avec laquelle elle attaque à la fois les droits de la monarchie, les propriétés et la religion, l'insolence avec laquelle elle s'empare du pouvoir souverain, exécutif et législatif, le mépris qu'elle affiche pour les droits, les privilèges des provinces, tous ces attentats réunis amèneront des circonstances dont vous profiterez, étant près à tout ; mais, si vous vous pressez trop, vous gâterez tout, et les malveillants auront beau jeu à se servir contre vous de ce grand mot de liberté qui a chatouillé, égaré les malheureux Français. Et votre frère, votre Roi, est entre les mains des conjurés, et les députés de la nation sont encore rassemblés ! Attendez, et votre cause est sûre ; elle sera défendue, protégée par tous les sujets fidèles, par tous les souverains, et par le Juge Suprême des souverains.
Déjà ce plat et criminel aréopage a reçu des huées, et je peux, relativement à lui, vous citer l'épigramme de Blot sur les Sodomites ; l'application en est juste, la voici :
Quand tu punis le Sodomite,
Grand Dieu, ta haine alla trop vite,
Et ta colère t'aveugla.
Le feu n'était pas nécessaire
Pour détruire ce peuple-là :
Tu n'avais qu'à le laisser faire.
Laissez donc faire l'aréopage, et il sera déclaré, reconnu sabbat, surtout depuis que les juifs ont admis les juifs qui les paient.
Une pensée m'inquiète : c'est qu'on répand toujours de l'argent, et, quoique les paiements légitimes soeint suspendus, je suis convaincu qu'il y a beaucoup d'argent au trésor royal. Voici sur quoi je me fonde. Premièrement, le monopole des grains, que M. Necker entend bien, a valu des sommes énormes ; secondement, on ne paie rien qu'avec du papier, et on garde au trésor royal tout le numéraire. Tous les receveurs des caisses particulières ont eu ordre de verser tout le comptant au trésor royal. Le numéraire étant ainsi accaparé et la misère étant partout ailleurs, les moyens deviennent sûrs pour imposer la loi au royaume entier, soit par la corruption pour ceux qu'on voudra gagner, soit par la misère pour ceux qu'on voudra opprimer. Certes cette position des choses donnerait de grandes ressources, si les intentions du ministre sont pures ; mais ce ministre est républicain, mais ce ministre est protestant, et la tendance de l'Assemblée qu'il dirige sourdement est à la destruction de la monarchie et de la religion catholique. Tout cela me fait frémir. Pesez beaucoup mais beaucoup, cette sérieuse réflexion. Au fait, dans cette pénurie d'espèces et de moyens, c'est l'argent, ce vil métal, qui restera le maître, puisque l'honneur, le point d'honneur sont anéantis, puisque les coeurs sont lâches et les esprits égarés, et l'argent, le numéraire une fois sortis des provinces, que peuvent-elles faire ?
Quelles sont les dispositons du Roi et de la Reine depuis la dernière démarche ? Vous concluez de leur silence qu'ils ne rétractent point l'aveu qu'ils vous avaient donné, et que ce silence même est une nouvelle approbation. Je voudrais quelque chose de plus positif, et en même temps je sens le danger qu'il y aurait à leur envoyer votre second mémoire, à cause des embarras de la route ; et quel usage en feraient-ils ? Ici ma combinaison est tout- à-fait en déroute, et je ne sais quel conseil vous donner ; mais cependant je crois qu'il faut attendre de nouveaux éclaircissements, et surtout une occasion bien sûre, et, en outre, savoir avant ce que fera l'Espagne.
Je reviens à l'Espagne, et je crains bien qu'on n'y soit très-effarouché de vos démarches vis-à-vis de l'Angleterre et de la Prusse ; et il est cependant indispensable d'en instruire M. de Florida-Blanca. Je vous le répète encore, ménagez ces deux Cours, mais gardez-vous bien de vous y livrer. Je concevrais que, jeune, loyal et sans expérience des affaires politiques, vous fussiez aisément trompé ; mais ici les intérêts sont si opposés, si manifestement contraires à la France, que je serais honteux que vous donnassiez dans un tel piège, et rien ne pourrait vous excuser. Mais enfin, quand l'Espagne sera instruite, et quand elle règlera elle-même tous les mouvements, je n'aurai plus les inquiétudes que me donne votre bonne foi.
Les discours du roi d'Angleterre, ceux de M. Pitt en plein Parlement be changent pas la position des choses, et ne me persuaderont pas que les Anglais ne soient fort aise de ce qui nous arrive, et qu'ils n'y aient beaucoup contribué.
J'espère que vous avez bien recommandé à M. de Vassé de ne jamais parler du bonhomme, car il doit être censé ignorer absolument tout, jusqu'à ce qu'il en soit instruit par M. de Florida-Blanca lui-même, qui ne lui pardonnerait jamais une cachoterie. Et d'ailleurs, son devoir exact a toujours empêché le bonhomme de se livrer à rien sans une autorisation expresse. Il n'est jamais sorti de ce dilemne.
Réfléchissez beaucoup sur mon calcul pour le trésor royal, et cherchez à en être instruit. C'est de toutes les manoeuvres celle qu'il serait le plus important de découvrir et de déjouer ; car, si les provinces qui veulent se montrer n'ont pas de numéraire, que pourront-elles faire ? Elles seraient bientôt gagnées ou subjuguées, et ne pourraient recevoir des troupes, n'ayant pas de quoi les payer et les nourrir.
Le Roi n'a pas voulu assister au Te Deum, et c'est beaucoup. La raison qu'il en a donnée est qu'étant Roi des Français, et non de la seule ville de Paris, il ne pourrait aller à un Te Deum tandis qu'on égorgeait, qu'on incendiait dans les provinces. Voilà ce qui est bon à répandre et à commenter par un ouvrage fait ad hoc.
Vous savez sans doute que l'abbé de Montagu, doyen de Notre-Dame, s'est conduit avec la plus grande fierté, en recevant les drapeaux du régiment des gardes, qu'on lui apportait avec une pompe aussi indécente que ridicule. La destruction des moines fait ici beacoup d'effet, et l'on ne doute pas que le Pape ne lance ses foudres contre l'Assemblée. M. le cardinal ne m'en a point parlé, et je ne lui en parlerai pas ; mais je vous dis seulement les bruits qui se répandent ; n'en parlez pas encore. Il me paraît impossible que le vicaire de Jésus-Christ voie attaquer la religion catholique d'une manière si imprudente sans s'y opposer avec les armes spirituelles ; mais il est à désirer qu'il prenne bien son temps pour ne pas manquer son effet, et peut-être n'est-il pas encore temps.
Peut-être faut-il attendre l'effet que ce décret contre les moines produira dans les provinces. Evitez, tant que vous le pourrez, une guerre de religion ; les suites en sont horribles ; ainsi, modérez au lieu d'exciter. D'ailleurs les troupes les plus fidèles, les plus dans la main, sont malheureusement les troupes protestantes. C'est là un terrible inconvénient ; car, lorsque le fanatisme de la religion se montrera, pourra-t-on compter sur les Allemands et une rande partie des Suisses ?
L'ouvrage que vous m'avez envoyé le dernier courrier et qui a pour épigraphe : monstrum horrendum, etc., est le cadre le plus heureux pour un grand ouvrage, une excellente esquisse, mais ce n'est qu'une esquisse. Ces lettres d'un commerçant à un cultivateur sont bien faites ; on ne saurait trop multiplier et répandre ces vérités et ouvrir les yeux d'un peuple aveuglé et trompé. Courage, patience et prudence ; avec cela, tout se rétablira ; mais il faut que l'ivresse soit passée, et que l'épreuve du malheur ramène à la raison et à l'ordre. Un joueur qu'on voudrait prêcher sur le jeu dans le moment où il gagne et où il croit faire une bonne partie enverrait paître le prédicateur, et, même en perdant, il serait sourd aux avis ; mais le lendemain, à son réveil, au moment où il faut qu'il paie, il écoutera mieux les remontrances. Attendez donc le réveil et le moment où on sera obligé de payer.
Je suis enchanté du retour de M. de La Rozière ; j'ai bien bonne opinion de lui.
A propos, un homme auquel je me suis fort intéressé, qi a beaucoup d'esprit et de talents, qui était intendant de M. le duc d'Orléans, et que j'ai toujours cru un homme très-honnête, va être réformé ; il me le mande : c'est M. Le Hoc. Tout son désir serait de vous être attaché et de remplacer Gojard par simple commission, sans aucun appointement, jusqu'à des temps plus heureux. Je lui ai répondu que c'était le bailli de Crussol et M. de Bonnières qui étaient en votre absence chargés de vos affaires, et qu'il y avait un comité nommé pour cela ; que je ne pouvais rien sur cet objet, et qu'il n'avait qu'à voir le bailli. Sa lettre est pleine de chaleur, de zèle, et il me mande qu'au premier mot il est prêt à partir et à sacrifier tout ce qu'il a le droit d'attendre en retraite. Cela est asez singulier. Il y a donc encore d'honnêtes gens, et même partout, car ce n'est pas chez M. le duc d'Orléans que j'aurais été les chercher de préférence. C'est le même M. Le Hoc que j'avais placé auprès de M. de Calonne. Quoique je lui aie mandé que je ne pouvais pas me charger de sa commission, j'ai voulu vous en instruire. Mais, quelque bonne opinion que j'aie de lui, , le lieu d'où il sort est suspect.
On mande que le Roi a eu bien de la peine à se déterminer à aller à l'Assemblée et à faire ce discours ; que la Reine a fait tout au monde pour l'en empêcher ; mais que ce sont les intrigues de M. de La Fayette et de M. Necker qui, en lui disant que tout était perdu, l'ont enfin décidée. Je suis bien impatient de savoir quel effet cela aura produit dans les provinces. Il y a, il faut en convenir, de quoi décourager ceux qui ont la meilleure volonté, car enfin le Roi a l'air et toujours l'air d'être de moitié dans tout ce qu'on fait contre lui. Et l'Espagne aussi, qui n'est pas bien en train, sera encore refroidie en apprenant cette démarche et en lisant cet étrange discours.
Bombelles nous mande aujourd'hui qu'à Nice et à Chambéry on parle trop de vos projets et des mouvements que vous vous donnez. C'est encore le chevalier Azara qui a mandé cela à M. de Las Casas. Je vous en fait part, mais sous la condition de n'en pas parler, car cela ferait des tracasseries sans nombre, donnerait de l'humeur, et ôterait à Bombelles la ressource de tout savoir par M. de Las Casas. Reodublez donc de prudence et de secret, et ne multipliez pas les confidences ; cela est bien important.
Saint-Paterne partira avec votre amie, et lui sera utile et agréable en route. C'est un homme bien sûr et de beaucoup d'esprit. Son projet est d'aller passer une quinzaine de jours à Paris, si vous n'en ordonnez pas autrement, et ensuite de venir nous rejoindre.
Quant à moi, je ferai l'impossible pour vous aller voir vers les premiers jours de mai ; j'en ai un besoin impérieux. Mais nous ne savons pas encore où iront mes amis, s'ils resteront ici, s'ils resteront à Venise, ou s'ils retourneront en Suisse. Ils craignent tous Rome pendant l'été, et en effet il est bien malsain dans cette saison. Mais en même temps vous devinez ce qui nous y arrêterait.
Pauline est toujours dans l'intention de partir ; mais je prévois que cela lui sera impossible. Les horreurs qui se passent dans les provinces rendent les chemins peu sûrs.
Remarquez-vous que, dès qu'une province paraît attachée aux anciens principes et à la monarchie, une armée de brigands se détache pour l'incendier ? C'est ce qui est arrivé en Bretagne, au retour de ses magistrats. L'insurrection de Lyon n'a eu lieu que parce que cette ville paraissait disposée à recevoir les émigrants et à s'opposer à la royauté parisienne ; ainsi partout. Il faut répandre bien de l'argent pour remuer tant d'hommes, et c'est pour cela qu'on accapare tout le numéraire et qu'on ne paie rien qu'en papier. Concevez-vous que l'Assemblée, au milieu de tous les dons patriotiques, ait eu assez peu de pudeur pour fixer à un louis par jour le traitement de chaque député, qui jusque là n'avait que dix-huit francs, et, se fasse paye d'avance ? On mande que cela a été ainsi décidé au mois de janvier. Vraiment cela est incroyable, comme tout le reste.
Il me tarde bien d'apprendre que vous avez reçu des nouvelles du Roi, de la Reine et de Mme Elisabeth, car enfin il faut qu'ils s'expliquent encore mieux qu'ils ne l'ont fait ; et que vous deviendriez fort, si cette protestation vous arrivait ! Mais je ne puis l'espérer ; ils ne l'oseront jamais. D'ici à un mois, bien des points s'éclairciront. La nomination d'une nouvelle municipalité à Paris, d'un nouveau maire, d'un général national, va faire une terrible explosion. Ah ! dieux ! et votre famille entière, et le Roi se trouvent au milieu de ce désordre et de ces dangers ! Aucun Français ne se montre ; ils sont donc tous dégénérés ! L'époque de la nomination de cette municipalité et de ces districts est bien grave et bien intéressante. J'en frémis d'avance.
Le baron de Bésenval a écrit, le dernier courrier, à mes amis. Il vous aura sans doute écrit.
Avez-vous des nouvelles de l'avoyer Steiger ? Le duc de Polignac lui a écrit, et moi aussi ; nous n'en avons reçu aucune réponse ; cela m'étonne.
Mais il est temps de terminer cette longue lettre ; ce sont des volumes que j'écris, et je crains que vous ne me trouviez diffus et rabâcheur. Il faut pourtant que je rabâche encore, en vous disant que personne au monde ne vous aime plus fort que votre vieux Vaudreuil, et c'est à la vie et la mort.

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