M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 6 novembre 1790
- n° 69

Dussiez-vous me dire, Monseigneur, que je suis trop sage, trop prudent, trop timide, et plus encore, il m'est impossible de ne pas vous répéter encore que, lorsque de grandes puissances vous assurent des secours efficaces et par conséquent un succès infaillible, lorsque vos négociations sont entamées, avancées aux conditions de la sortie du Roi et de la Reine, il serait absurde, fol de risquer avec des moyens partiels et de jouer à croix ou pile le salut de la monarchie, la vie de votre frère, et votre existence, de laquelle dépend tout le reste. D'ailleurs, si vous marchez avec des milices nationales, vous les reconnaissez donc ; et qui peut vous répondre de leur fidélité ? Mais ce qui serait hors de toute prudence, ce serait de vous décider à quelque chose avant l'arrivée de Calonne, qui tient les fils de tout ; et ce qui serait criminel, ce serait d'entreprendre quelque chose avant d'avoir reçu l'ultimatum du Roi et de la Reine.
Vous croyez vous-même que tout cela est soufflé, échauffé par le prince de Condé, et, malgré cette opinion, je vous vois presque décidé à aller de l'avant ! Vous vous abusez si vous croyez que, sans la sortie du Roi, la noblesse entière du royaume se ralliera à vous ; le Roi est toujours le Roi, et par conséquent le vrai, le seul point légitime et possible de ralliement. La chaleur, l'impatience de tout ce qui vous entoure, vous électrise malgré vous-même ; mais ne vous laissez pas entraîner à une entreprise, qui, si elle échouait, annulerait même tous vos moyens et irriterait contre vous ces mêmes puissances qui vous assurent leurs secours. Si un effort partiel, tenté soit en Languedoc, soit à Lyon, donnait prétexte aux enragés de commettre un crime, sur qui retomberait le crime ? J'ose vous le dire, sur vous seul. Vous dites sans cesse que les provinces finiront par vous forcer ; mais c'est à vous à les guider, à les dominer ; et quand c'est pour leur propre sûreté que vous différez, quand c'est pour rassembler des moyens infaillibles, pourquoi croyez-vous que ce qui doit augmenter leur confiance et leur reconnaissance y produira le découragement ? Tout cela n'est pas fondé, n'est pas raisonnable. D'ailleurs la sûreté du Roi et de la Reine est le point essentiel. C'est la condition dictée par les puissances amies et répétée par tous les gens sages ; elle ne peut être mise de côté que par des enragés d'ambition.
Voilà ce qu'on pense à Paris, en Suisse, à Chambéry, et, soyez-en bien sûr, dans tout le royaume. Et vous éprouveriez une terrible défection si vous sortiez de ces sages et indispensables mesures. L'Assemblée se détruit visiblement, l'opinion revient rapidement ; voulez-vous par une imprudence prématurée redonner aux enragés la force qu'ils perdent tous les jours ? Pressez, espérez la sortie du Roi et de la Reine, et alors tout sera légitime et sûr ; sans cela, tout est hasardeux, nuisible, et même coupable. Je ne peux pas sortir de là et vous parler un autre langage ; c'est ma raison et ma conscience qui me le dictent.
Vous ne me paraissez pas effrayé du retard de l'arrivée de Calonne ; mais j'en suis inquiet, et fort inquiet. Des lettres d'Angleterre nous sont parvenues qui nous annoncent qu'il en est parti, et je crains que des scélérats ne l'attendent au passage. Ce serait un malheur affreux pour les circonstances, et mon coeur en frémit comme citoyen fidèle et comme ami tendre.
La conduite de l'évêque d'Arras est bien belle et bien noble sous tous les rapports, et je suis enchanté que la bonne opinion que j'ai toujours eue de lui soit confirmée par des faits si parlants. Montrez-lui ma lettre, et je parie qu'il l'approuvera dans tous les points.
J'ai vu le duc de Guiche, et je vous assure qu'il marchera droit. Il pense qu'il ne faut pas hasarder, quand, avec de la prudence, le succès est certain ; mais il ajoute : Si le prince marchait seul, je serais le second ! Ne vous prévenez pas si facilement contre ceux qui ne veulent pas tout brûler. La prudence n'empêche pas l'audace, quand le temps en est arrivé.
Je pense que vous avez fait une bien grande faute en n'écrivant pas à Florida-Blanca. On vous avait trompé, en vous disant qu'il allait être déplacé. Je me suis empressé de vous mander le contraire et de vous conseiller de ne pas mettre contre vous d'une manière positive un homme qui aura la plus grande influence sur les délibérations de l'Espagne. Ma lettre est arrivée trop tard ou ne vous a pas persuadé ; j'en suis extrêmement fâché, et, si vous envoyez quelqu'un en Espagne, croyez-moi, réparez cette faute, et songez que, quand il s'agit d'un but aussi grand, il ne faut rien mettre contre soi, et que ce n'est pas le cas de bouder.
Votre première lettre, que j'attends avec la plus vive impatience, décidera de l'époque de mon voyage, et je brûle du désir de vous serrer dans mes bras.
Mais ne songez plus à Milan pour le séjour de mes amis ; ils viennent d'apprendre qu'on n'y veut pas de Français, et ils sont si bien ici qu'il serait injuste de vouloir les en déplacer pour aller éprouver quelque désagrément, et j'entreprendrais en vain de les y engager. Votre lettre m'est arrivée encore très tard, et à peine ai-je le temps d'y répondre. Cela m'empêche d'aller chez votre amie, qui loge fort loin d'ici. J'apprends confusément qu'il y a même des obstacles à son séjour à Milan ; mais je n'ai pu m'en expliquer avec elle. Elle vous écrira en détail sur cela. Je vous dirai seulement que, si vous vouliez forcer de moyens pour cet objet, vous feriez un éclat qui la perdrait. L'exclusion est donnée en général aux Français à Milan ; ainsi gardez-vous de rien particulariser ; l'effet en serait bien fâcheux. Il y a longtemps que je sais que Wilczek passe pour démagogue ; prenez-y bien garde.
Je suis comme Circello et j'espère beaucoup qu'enfin le Roi et la Reine prendront un parti ; sans cela, vos efforts seraient, je le répète, infructueux et criminels. Les enragés sont au bout de leurs moyens ; leur monstrueux édifice s'écroule ; l'opinion revient à grands pas ; n'allez pas leur redonner des moyens et des forces. Ayez l'air de dormir, et veillez toujours ; voilà ce que vous avez à faire. Si le prince de Condé veut faire, qu'il fasse ; mais n'en partagez pas l'odieux, et je vous garantis que par là vous l'arrêterez tout net. Ah ! que Calonne arrive, et il conciliera tout ; il mettre à leur place ceux qui bourdonnent, et toutes les délibérations prendront une forme plus grave et bien nécessaire. Vous ne sauriez croire à quel point les indiscrétions et l'imprudente chaleur de Turin nuisent à la confiance des gens bien intentionnés, mais sages ; je dois vous le dire ; cela me revient de partout.
Quant à la démarche du manifeste, certes ne le faites pas sans Calonne, qui est le vrai faiseur, et jugez avec lui du moment où il faudra le répandre. Je n'ai pas prétendu que vous le donnassiez avant son arrivée ; je vous ai même dit : le bon faiseur va être avec nous. Mais je crois toujours qu'il doit précéder vos démarches de force et les motiver.
Encore quelques réflexions sur la prétendue décision des provinces d'agir sans le préalable de la sortie du Roi. Vous souvenez-vous que Lyon et le Languedoc avaient commencé par exiger cette condition préalable de la sortie du Roi ? Cela n'aura pas convenu aux ardents, et ils vous font dire à présent que cette condition n'est plus exigée. Peut-être partiellement, dans quelques endroits de ces provinces, suivant le rapport de quelques agents, cette condition préalable n'est-elle plus exigée ; mais qui vous a dit que c'est là la réunion des opinions ? Et, si les opinions ne sont pas réunies, quel danger n'y a-t-il pas à entreprendre ! Quelle défection n'éprouverez-vous pas ! Or il est certain que ce ne doit pas être là l'opinion générale, parce qu'elle est imprudente, hasardeuse, et coupable, d'après les suites funestes qu'elle peut avoir. Réfléchissez-y bien, et vous sentirez la force impérieuse de mes raisons. Je les soumets à M. l'évêque d'Arras, et à Calonne, et à Miran, et à Sérant, et au bailli, s'il est arrivé. Je viens d'apprendre la conduite noble et fière que vient de tenir le bailli ; je lui jetterai mes bras au col, quand je le verrai. C'est un trait dont la mémoire sera ineffaçable, et, si quelquefois nous avons été en défiance l'un de l'autre, - il me connaît franc - je suis à présent sien à pendre et à dépendre ; dites-le lui bien.
J'accepterai les offres de mon ami, si j'en ai besoin, et mon coeur ne peut balancer un moment connaissant le sien.
Votre amie se porte à présent à merveille ; mais je crains qu'elle ne soit bien sensible à ce que je vous ai mandé plus haut. Je la verrai avant de fermer ma lettre.
Je mets aux pieds de mon prince mon entier dévouement.
Encore un mot. Je sais à n'en pouvoir douter que les enragés ont le plus grand désir de vous voir entreprendre quelque chose de partiel, et qu'en conséquence ils vous font donner beaucoup de faux avis ; qu'ils sentent qu'ils n'ont que ce moyen de se tirer d'affaire en rejetant sur vous, sur vos démarches, sur votre ambition la banqueroute devenue inévitable et qu'ils ont opérée, et de vous rendre responsable des désordres et des crimes qui en résulteraient. Attendez, et ils seront seuls les victimes de ces bourreaux qu'ils ont formés ; attendez, et la banqueroute, leur ouvrage, sera lavée dans leur sang impur, parce qu'on ne pourra s'en prendre qu'à eux. Les voilà à découvert ; une démarche imprudente de votre part, et qu'ils désirent, qu'ils fomentent, serait leur égide. Ils sont perdus, et c'est vous, vous qui les sauveriez !
Le duc de Guiche, auquel, comme je vous l'ai mandé plus haut, j'ai parlé, vivement affecté de n'être pas un des hommes sur lesquels vous comptiez le plus, me charge de vous envoyer cette lettre, et vous prie de la garder comme sa profession de foi invariable. Sa sensibilité s'est sans doute exégéré non seulement ce que je lui ai dit, mais aussi le froid que vous lui avez témoigné, et ce mouvement de sa part n'est que pur et loyal. Faites-lui une réponse que toute sa conduite passée mérite bien, ainsi que ses sentiments actuels.
L'heure me presse, et je finis à regret, en renouvelant à mon cher prince mon dévouement, mon hommage et ma tendresse.
Le duc de Polignac vient de me dire qu'il a cent louis à vous. Il me les remettrea pour m'en servir ou pour vous les rendre.
Je ne finirai ma lettre qu'après avoir vu votre amie que j'attends.
Je viens de la voir ; je lui ai lu toute ma lettre, qu'elle approuve. Elle sent comme moi qu'il faut que vous modériez, que vous étouffiez même le ressentiment que vous éprouverez dans le premier moment, et qu'il est bien essentiel de ne pas particulariser ce qui regarde les Français en général. Le moindre éclat aurait de très fâcheuses suites ; il est inutile de vous les dire ; vous les sentez de reste.

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