M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 6 octobre 1790
- n° 63

Avant de répondre, Monseigneur, à tout ce qui tient aux affaires, je veux vous parler de votre amie, de sa santé, et de tout ce qui tient à elle.
Evitez-lui désormais des secousses pareilles à celle que nous a donnée la petite lettre qui a précédé votre courrier. Dans cette petite lettre vous ne posiez aucune base, et vous donniez, en n'y expliquant rien et en indiquant tout, un trop vaste champ à parcourir à des imaginations vives et animées par des sentiments trop tendres. Vous m'avez fait beaucoup de mal à moi-même par des expressions trop exaltées qui étaient dans votre lettre, et celle que vous lui écriviez en était aussi trop remplie. C'est surtout au moment de l'exécution des grandes entreprises qu'il faut être et paraître calme. "Je pars pour la gloire ou la mort ; quelle que soit la réponse du Roi, je vais où mon sort m'entraîne."
Toutes ces expressions sont trop fortes pour une femme tendre et délicate. Sa santé ne résisterait pas à ces vives commotions ; ainsi ayez grand soin de les lui éviter. Vous saviez que ses nerfs étaient depuis quelque temps en mauvais état ; c'était une raison de plus pour ne pas lui donner d'émotions trop vives. Précisément elle se préparait pour se faire mettre des sangsues, dont elle avait un prodigieux besoin, parce que son pouls était dur, plein, et parce que son sang lui remontait continuellement à la tête. C'est dans ce moment qu'elle a reçu votre lettre, qu'elle a cru partir à l'instant de l'arrivée du courrier annoncé ; elle a voulu être en état de faire cette course, et par cette raison a avancé d'un jour l'application des sangsues. Cete application a eu le plus grand succès ; son pouls est dégagé, sa tête est absolument soulagée, et ses nerfs calmés. Il y a à cela plus de bonheur que de bien joué, car des remèdes faits dans des moments de trouble ont quelquefois bien bien de l'inconvénient.
Revenons à présent au voyage qu'elle allait faire. Quoi, pour peu de jours troublés par des adieux, compromettre à cet excès la réputation de celle que vous aimez ! Ah ! Monseigneur, votre belle âme peut-elle consentir à cela ? Vous vous abusez, en disant que cette course n'aurait aucun inconvénient au moment de votre départ ; je m'en rapporte à vous-même, et à vos réflexions sur cet article. Comme nous étions décidés à partir, je ne vous ai pas combattu dans ma dernière lettre, parce que les choses faites ne demandent plus conseil, et alors le devoir d'un ami est toujours de défendre son ami et de le servir. Mais, quand il es encore temps de parer aux sottises, l'amitié doit parler avec force et franchise.
Vous me mandez : "Ah ! que je saurais de gré à celle qui me l'amènerait !" mais, Monseigneur, avez-vous bien réfléchi à cette phrase ? Est-ce Mme de Polignac, malade, souffrante, qui a avec elle sa belle-fille qui a quinze ans, tous ses petits-enfants, qui peut se déplacer ainsi ? Et, si vous convenez que cela n'est pas possible, vous conviendrez aussi que ce n'est ni sa soeur ni sa fille qui peuvent la quitter, au moment où tous ses malheurs seraient doublés par le départ de son ami et par toutes les inquiétudes qu'elle éprouverait et pour vous et pour lui. Il y a dans cette demande un peu de personnalité et déaut de réflexion, convenez-en, mon cher prince. Puisse Mme de Polignac résister au poids de ses peines, au surcroît d'inquiétude que lui donnera mon départ, et au mauvais état habituel de sa santé détruite par les chagrins ! Mais je crains tout pour elle, et mon pauvre coeur est sans cesse brisé par de trop justes inquiétudes. Mes larmes inondent mon papier au moment où je vous écris, et je crains bien que la perte d'une amie si tendre, d'une femme si parfaite ne laisse à votre ami d'autre ressource que la mort. Ceci entre nous, mon cher prince ; c'est dans votre sein que je dépose mes cruelles alarmes ; n'en parles à personne, et plaignez votre malheureux ami.
D'ailleurs ne croyez pas qu'elle soit absolument maitresse de toutes ses actions. Certes son mari a pour elle une tendre amitié, la plus profonde estime et beaucoup de déférence ; mais en même temps vous savez qu'il a une volonté, et qu'il est tenace quand une fois il a pris un parti. Venise déplaît à Mme de Polignac, parce qu'elle croit s'y mal porter ; par cette raison, et pour être plus rapprochée de vous et des nouvelles, elle aurait préféré Milan, mais le duc croit qu'il y a plus de calme et de sûreté pour toute sa famille à Venise que partout ailleurs, et par cette raison il y reste : il pense de plus que les déplacements continuels sont excessivement chers, au-dessus de ses moyens actuels, et donnent lieu à de nouveaux libelles, à de nouvelles calomnies. Du moment que Mme de Polignac quitte volontairement un lieu, on imprime qu'elle en est chassée. La réunion de tous ces motifs ont décidé le duc à rester à Venise, et la raison d'argent est bien impérative.
Cependant, si la Reine avait paru désirer, approuver que son amie allât s'établir chez l'archiduc de Milan, son frère, si Mme de Polignac avait éprouvé de la part de l'archiduc ou du roi de Hongrie la plus légère prévenance sur cet article, elle aurait été s'etablir à Milan, et j'en aurais été enchanté, ainsi qu'elle, sous tous les rapports. Il en serait temps encore, si les formes étaient remplies ; mais ce que vous mandez des dispositions de l'archiduc est insuffisant, et l'amie intime et persécutée de la Reine devrait éprouver de la part des frères de la Reine mieux que la simple politesse qu'ils auraient pour tous les étrangers honnêtes. C'est surtout dans le malheur que des âmes élevées deviennent fières jusqu'à la susceptibilité.
Votre amie me paraît décidée à aller à Milan sous peu de temps, craignant l'air de la mer pour sa poitrine et pour ses nerfs. Je ne sais si Mme de Guiche pourra l'y accompagner ; c'était son projet, mais je crois qu'il y a à présent des empêchements que votre amie vous expliquera.
Venons à présent aux affaires. Le Salon français prend trop vivement à l'espoir ou au découragement ; et je ne vois rien dans les lettres de Monsieur qui ne soit favorable à vos voeux. Voyez quelle différence il y a des dispositions actuelles du Roi à celles d'il y a un mois. La manière dont il s'explique sur La Fayette en présence de la Reine, la manière dont la Reine s'en explique aussi, prouvent qu'ils sont de bonne foi et qu'il n'y a plus rien à craindre de l'influence de La Fayette. Au fait, ils retardent le départ, mais ils paraissent décidés, et il est prudent d'attendre que tous les moyens soient prêts. On vous croit trompé sur le compte de l'Empereur, et je crois fermement que c'est l'ouvrage du Fontbrune ; mais l'arrivée d'Armand aura, j'espère, débrouillé cet article important. Bombelles vous écrit en détail sur cet objet ; ainsi je laisse là cet article.
Les propositions de la Prusse sont folles et inacceptables, et, quoiqu'on recommande de cacher ces propositions à l'Angleterre, je suis bien persuadé que la Prusse lui en a fait part, et que ce secret recommandé est un jeu joué. En tout je vois qu'il y a faiblesse ou mauvaise foi dans presque tous les cabinets de l'Europe, et cette opinion me confirme dans mon principe, qui est aussi celui du bonhomme, que tout ceci finira de soi-même, et par le temps, et par l'excès du mal, et par le défaut de base, et parce que tout prouvera qu'il faut en revenir à l'autorité ! Si le Roi part et va en Flandre, tout sera bientôt remis, et de grands malheurs prévenus. S'il ne part pas, il sera peut-être la victime de son indécision, et de grands maux sont encore à redouter ; mais il n'en est pas moins vrai qu'il faudra toujours en revenir à l'autorité légitime.
J'espère tout en Vioménil réuni à Monsieur ; mais je pense que vous ne pouvez rien faire sans le préambule indispensable du départ de Paris. Tout, sans cela, serait de votre part hasardé et criminel, quoi qu'on vous en dise. L''Assemblée ne peut aller loin, et La Fayette n'est plus à craindre. Le duc d'Orléans est dans le mépris, et Necker est parti. Monsieur vous mande qu'il remue, qu'une bonne partie de 45.34.40.41. est à lui. Rien ne périclite donc, et je trouverais que vous avrez autant de tort de désespérer que vous en aviez de croire tout fini. Le moindre mouvement hasardé de votre part rendrait à La Fayette et à l'Assemblée la force qu'ils ont perdue, resserrerait les chaînes du Roi et de la Reine, et annulerait tous vos moyens.
Le titre de lieutenant-général du royaume, savez-vous ce qu'il produirait, le Roi étant toujours dans Paris ? L'anathème de la rébellion serait lancé contre le plus loya des princes et le sujet le plus fidèle ; les enragés se réuniraient en apprence au Roi, et s'appelleraient impdumment les royalistes, vous pouvez être certain de cela ; et, en acceptant ce titre, toutes vos déclarations, toutes vos manifestes ne serviraient de rien. Sachez attendre, Monseigneur, et votre succès est plus assuré que jamais ; mais vous gâtez tout, si vous voulez presser la contre-révolution.
On voit dans les papiers publics une lettre en remerciements de M. de Bouillé à l'Assemblée Nationale. Cette lettre est bien détestable ; mais est-elle controuvée, supposée, ou vraie ? Si elle est vraie, est-ce un jeu joué pour conserver ses moyens, ou est-ce l'exposition de ses principes ? Voilà ce qu'il serait bien important de savoir. Qu'en pensent Vioménil et Monsieur ?
Les Circello mandent qu'ils vont faire une course qu'ils croient utile et qu'ils ne peuvent dire qu'à leur retour. Je suis persuadé qu'ils ont été près de l'Empereur et que c'est cette réponse que la Reine attend pour se décider au départ de Paris, car vous mandez que la Reine ne veut se décider ç rien avant le retour de celui qu'elle a envoyé à l'Empereur. Il faut bien se décider à attendre ce retard indispensable et raisonnable.
Ce billet, dont Monsieur vous envoie la copie, du Roi à La Fayette, du mois de février, n'est point du tout embarrassant ; il faut qu'il soit comme le billet de La Châtre. Que pourra réclamer La Fayette, quand il aura été pendu ? La lettre que La Fayette a écrite le 5 octobre à 47 ne signifie pas davantage. Les chaînes annulent tout.
Monsieur mande qu'on a rédigé pour vous un mémoire fort bien fait, mais qui n'est pas dans son genre ni dans le vôtre. Je n'aime pas cette phrase. Si le mémoire est bien fait, il faut que vous en adotiez le genre, et que vous ménagiez beaucoup l'amour-propre du Roi et de la Reine. Louez donc beaucoup le mémoire, s'il est louable, et adoptez-le, si ce qu'il prescrit est praticable, fût-il même opposé à vos premières idées.
Le silence absolu de Calonne me paraît inexplicable. Attend-il, pour prendre un parti, l'effet qu'aura produit le départ de Necker ? Cela est fort possible ; mais il devrait vous le dire.
Les retards de l'arrivée de l'évêque d'Arras sont encore incompréhensibles.
Et qui empêche M. de Vassé d'arriver à son but, puisqu'il est chargé de papiers importants ?
Ce que vous me mandez sur Lyon n'est pas complètement satisfaisant ; car ce n'est qu'une partie qui vous appelle, et j'y vois encore de la division. Oh ! si vous y arrivez avec des forces du roi de Sardaigne réunies à des forces de Suisse, à la bonne heure, parce qu'alors le bon parti domine ; mais, sans cela, qu'opérerez-vous ? Une guerre civile à Lyon.
Vous ne me parlez plus de Steiger. Je crains bien qu'il ne soit absolument à la Prusse. Neuchâtel est enclavé, songez-y.
Quant au Languedoc, je vois une grande décision dans M. d'Esp... , de l'incertitude dans Bouzols, et de la division dans l'intérieur du pays. Tout cela n'est pas encore bien solide.
Les nouvelles que j'ai reçues de Normandie ne sont pas encore bien bonnes. D'Albignac me mande que le peuple y est toujours aveuglé. On vous avait cependant répondu de cette province. Prenez garde aux répondants !
D'après ce que je vous ai mandé dans ma dernière lettre où j'ai copié l'article de la lettre du bonhomme, il faut que l'abbé Marie lui écrive souvent. Nulle part vous ne trouverez plus de lumières que là.
Vous craignez, après la chute de l'Assemblée, les maux de l'anarchie et le démembrement du royaume. Ah ! Monseigneur, l'autorité serait bientôt rétablie si des puissances rivales voulaient nous dévorer, et la folle ambition des unes nous donnerait des alliés que nous n'avons plus. Certes l'anarchie augmentera encore ; elle produira de nouveaux malheurs ; mais en même temps elle en sera le remède. Une fièvre ardente est très fâcheuse ; mais elle est la crise des grandes maladies. Il suffit de dire que l'état actuel ne peut subsister, et qu'il ne peut finir que par le retour à l'autorité. La patience est donc un moyen sûr. Réunions de noblesse, de clergé et de parlements sont des ressources certaines. Le nombre immense de municipalités devenues presque souveraines est si absurde que leur existence est impossible.
Je suis fort loin de désapprouver la fermeté que vous avez montrée relativement à Archambaud ; mais je crois toujours que vous auriez mieux fait de lui mander : "Renoncez tout haut aux principes coupables de votre frère, et de ne point y ajouter : du plus vils et du plus scélérat des hommes." Cela me paraît au moins inutile, et la première phrase me paraît tout aussi forte que la seconde.
Quant à ce qui s'est passé au sujet du chevalier de Guer, vous êtes plus à portée que moi de juger de ce qu'il y avait à faire, et je cède absolument à ce que vous me dites à ce sujet.
Je crains beaucoup l'éclat que produiront les ordres trop précipités que vous avez envoyés à Nice, en Savoie et en Suisse. Quelque sages que soient les gens auxquels les ordres seront parvenus, jugez de l'effet et du parti que les enragés en tireront. Voilà ce qui peut resserrer les chaînes de vos parents, et je le crains fort. Je vois les faiseurs, les maréchaux des logis ardents pour des dispositions militaires, et voilà ce que vous devez modérer jusqu'au moment décisif. Que le Roi et la Reine partent de Paris, et vous ferez après tout ce que vous voudrez? Jusque là éclat, bruit, confidences, mouvements, sont imprudents et nuisibles.
J'ai vu la lettre que vous écrit Bombelles ; elle est très nette et très explicative.
Ce Fontbrune nuit bien où il est. Il se sera rmparé de Kaunitz, qui aime les espèces et les complaisants.
La réponse du Roi à la députation de l'Assemblée Nationale relativement aux désordres du Parc et à la vente de ses équipages est excellente. Ah ! s'il avait toujours répondu dans ce genre, il serait le premier monarque du monde !
Voyez combien le Salon français est chaud et exagéré, puisqu'il trouve Vioménil et Monsieur trop faibles ! Prenez-y bien garde.
Avez-vous lu une brochure imprimée de la conversation du Roi avec M. Necker, intitulée : Derniers conseils de M. Necker au Roi ? Elle est charmante et, à tout hasard, je vous l'envoie ; vous me la renverrez après l'avoir lue. Il n'y a qu'un mauvais article, relatif à M. de La Fayette ; on a voulu persifler, mais le persiflage n'en vaut rien. Tout le reste est excellent.
Je crois avoir répondu à tous les articles de votre lettre ; mais je suis si souffrant d'une horrible migraine, que je suis obligé de finir, en renouvelant à mon cher prince l'hommage de ma tendresse, de mon dévouement et de mon respect.

P.S. J'était tout prêt et je le serai toujours.
Jules sera sûrement parti, quand vous recevrez le paquet ; mais, s'il était encore avec vous, je suis sûr que vous voudrez bien l'embrasser pour moi. Remettez-lui ma correspondance : J'espère pourtant que Jules ,e sera parti que le vendredi après l'arrivée du courrier de France pour pouvoir nous apporter des nouvelles fraîches.
Je suis bien impatient de savoir ce que vous aura apporté Armand.
Par quel hasard ne nous avez-vous rien dit de la manière dont le Roi et la Reine ont pris la prochaine arrivée de Calonne ? Vioménil devait la leur avoir annoncée, et il est très important de savoir quel effet cela aura produit. Instruisez-nous en par votre première lettre.
J'ai lu, il y a trois semaines, dans une feuille imprimée que Calonne, étant devenu suspect en Angleterre, y était gardé à vue. Cette nouvelle alors ne me fit aucune impression, et je la regardai comme un de ces mille et un mensonges inventés par les feuillistes ; mais à présent que vous n'en avez pas entendu parler depuis la fin d'août, cela m'inquiète, et, à votre place, j'aurais envoyé en Angleterre quelqu'un de sûr. Le silence est par trop extraordinaire dans ces circonstances.
Je ne fais partir le courrier que ce matin mercredi, à neuf heures du matin, ainsi que vous paraissez le désirer et le demander dans la lettre que vous écrivez à votre amie. Elle est à présent parfaitement bien, et l'application des sangsues, que j'avais indiquée et que le médecin a approuvée, a eu un plein succès ; mais évitez-lui les trop grandes secousses.
Je prends la liberté de mettre dans votre paquet des lettres pour le duc de Polignac, que vous voudriez bien lui adresser par la première poste à Venise, s'il était parti de Turin.
Le courrier ne part d'ici qu'à dix heures du matin, et il s'est fort bien acquitté de sa commission.
Vous trouverez ci-joint une lettre de Bombelles.

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