M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 7 août 1790
- n° 50

Je suis très frappé, Monseigneur, d'une chose qui paraît vous faire une légère impression et ne pas vous inspirer confiance ; c'est de cette lettre du Salon français et de l'assurance positive qui vous y est donnée du prochain départ du Roi. C'est beaucoup qu'on y pense, et je vous avoue que je commence à ne plus voir si noir. Une circonstance extraordinaire qui se combine avec cette lettre du Salon français, c'est que nous n'avons pas eu par le courrier aucune lettre de France, et nous apprenons qu'à Lausanne la poste de France a manqué par cet ordinaire. Je suis convaincu que vous nous enverrez incessamment un courrier pour nous apprendre de grands événements, et, pour peu que le Roi sache s'aider et profiter des bonnes dispositions que lui ont montrées les fédérés des provinces, les perturbateurs du repos public seront bientôt à leur place, et l'autorité légitime sera rétablie.
Gardez-vous plus que jamais d'avoir une marche contraire à celle du Roi et de la Reine, car vous gâteriez tout au moment où tout s'apprête pour le retour à l'ordre.
Je ne crois pas du tout à la confiance réelle du Roi et de la Reine pour La Fayette. Je la crois feinte et pour cette raison très sage. Croyez que jamais ils ne pardonneront à ce monstre la journée des 5 et 6 octobre ; mais ils dissimulent et ne peuvent pas faire autrement.
Oui, Monseigneur, j'approuve l'arrivée de Calonne, mais aux conditions que je vous ai détaillées dans ma dernière lettre, qui sont que vous le verrez ouvertement et non en secret, et que vous instruirez votre frère et votre soeur des motifs qui vous y ont déterminé. Mais il ne faut pas risquer de les instruire par une lettre, qui pourrait être interceptée ; il faut que vous donniez vos instructions verbales à Puységur, dont l'intelligence et la fidélité vous sont connues, et qui, par plusieurs raisons, sera moins suspect qu'un autre. Voilà mon avis, et je le crois sage sous tous les rapports.
Vos préventions et vos colères contre Florida-Blanca et l'Espagne me paraissent toujours les mêmes, et je persiste à les croire injustes, puisque la lenteur de Florida-Blanca ne tient sûrement qu'à ses embarras personnels, dont il ne pouvait vous instruire, et aux embarras politiques d'une guerre vraisemblable avec l'Angleterre. Si ces causes cessent, vous le trouverez aussi actif que vous l'avez trouvé temporisateur, et souvenez-vous toujours que, sans ses moyens, vous ne pouvez pas grand'chose. Je persiste toujours à penser qu'il y a une correspondance établie de l'Espagne et Florida-Blanca avec le Roi et qu'il en éclora quelque chose d'important.
Vous vous plaignez aussi du bonhomme, et cela n'est pas juste. Il est resté dans les bornes de son devoir, et il ne pouvait faire autrement, puisque vous n'avez pas voulu ou pu obtenir l'autorisation qu'il désirait et sans laquelle lui, ministre, ne pouvait agir. Je sais qu'on vous l'a dépeint comme un homme usé et affaibli par l'âge, et en cela on vous a cruellement trompé. Moi, je vous réponds sur mon honneur qu'il a toutes les facultés de son esprit comme à quarante ans, et que sa longue expérience, jointe à ses talents naturels, en font un homme précieux et complet. Ajoutez à cela qu'il a pour lui l'opinion et la confiance de plusieurs cabinets de l'Europe. Le poids de cet homme et sa réputation, réunis à l'activité et au génie de Calonne, vous offriraient de bien grandes ressources, et voilà à quoi il faut que vous soyez autorisé. Si on vous refuse ajourd'hui, redemandez demain, et toujours, jusqu'à ce que vous ayez obtenu cette autorisation. Alors votre marche sera légitime et sûre ; sans cela, tous vos pas serpnt incertains, et vous serez croisé, point soutenu dans tous vos projets.
Les observations de Steiger m'ont paru très-sages et m'inspirent quelque confiance aux assurances de Pitt, qui jusqu'à présent ne m'avaient pas séduit ; mais en même temps je vois avec peine que vous ne pouvez pas beaucoup compter sur les secours des Suisses.
Je pense plus que jamais que le seul plan sage de contre-révolution doit consister à faire demander au Roi par les provinces que Sa Majesté tienne l'engagement qu'elle a pris d'aller les visiter. Il faut employer tout votre art à déterminer les provinces d'y forcer le Roi. Si Paris s'y oppose, je le répète, cette ville coupable est perdue. Si Paris est forcé d'y consentir, le Roi restera dans la province qui lui sera le plus fidèle, et de là il dictera ses lois, protestera contre tout ce que son esclavage l'a forcé de sanctionner, et vous ferez le reste. Si ce que vous mande le Salon français a lieu, tout est dit ; mais voilà où il en faut absolument venir. La Normandie me paraît ce qu'il y a de mieux, si on peut y compter, à cause du voisinage, et parce que Rouen est maîtresse de la Seine. L'Alsace est encore bien importante à cause de ses places et des moyens qui peuvent être fournis par l'Empereur. Steiger a bien raison de vous rassurer contre les craintes que vous pouvez avoir de l'Empereur. Des partages ne sont pas aisés à faire, quand on a des embarras chez soi, et lorsque les autres puissances ne manqueraient pas de s'y opposer.
Au reste, vous allez avoir près de vous un homme de génie, qui est bien dévoué à la bonne cause en dépit de toutes les horreurs qu'il a éprouvées. Il ne faut pas calmer son ardeur, parce que son courage est aussi grand que ses talents.
Votre amie vient d'avoir quelques petits maux d'entrailles, mais elle en est quitte ; n'ayez aucune inquiétude.
Saint-Paterne n'a jamais pensé à faire faire un autre habit que celui que vous avez eu la bonté de lui permettre de porter. C'est un malentendu, ou une méchanceté qu'on lui fait, et la preuve en est claire : c'est Armand qui a été chargé au départ de Saint-Paterne de faire faire cet habit, et, comme il n'y avait pas de bon galon à Turin, on en fait venir de Lyon, et l'habit n'est pas fait. Puisque c'est du galon qu'on fait venir, ce n'est donc pas un habit brodé qu'on fait faire. Saint-Patene n'a pas plu au prince, parce que celui-ci l'a trouvé dans des principes très différents des siens. Voilà l'enigme expliquée. Mais Saint-Paterne a trop d'esprit pour imaginer ine pareille bêtise et faire faire un habit d'officier, quand il se trouve heureux et honoré de pouvoir porter l'uniforme de vos gardes.
Le marquis arrive à l'instant et m'apporte une lettre de vous et quelques détails intéressants.
Je vois avec une grande peine qu'on veur vous donner de la défiance contre le Roi et la Reine, et qu'on travaille de même à leur en donner contre vous. C'est, de tous les moyens que l'enfer peut inventer, le plus nuisible à vos communs intérêts ; et il est de votre sagesse, de votre devoir, de votre loyauté de ne pas donner dans de pareils pièges et de vous expliquer franchement avec eux, en y envoyant Puységur ou telle autre personne sûre, intelligente et à portée de pouvoir leur parler.
Vous me paraissez très effrayé de ce que le Salon français vous mande que le Roi et la Reine veulent dans tout ceci vous faire jouer un rôle secondaire. Ah ! Monseigneur, est-ce que l'ambition vous aurait gagné ? Veut-on vous persuader qu'il faut que vous fassiez tout, ou que rien ne se fasse ? Mettez-vous bien en garde contre de pareilles insinuations et tentations. Des ambitieux, qui veulent absolument jouer un rôle, vous échaufferont de cette manière ; mais un ami vrai, comme moi, vous fera apercevoir le danger de ces manoeuvres. Je vous dirai plus, c'est que votre rôle ne peut être vraiment beau qu'étant avoué par votre frère ; que jamais on ne pourra vous ravir la gloire d'avoir été invariable dans vos principes, d'avoir été la sauvegarde de votre famille, et de n'avoir été accessible à aucune idée de fausse gloire et d'ambition personnelle. Voilà la véritable gloire que vous aurez acquise, si vous demeurez ferme dans ces principes. Mais, pour peu que vous vous laissiez entraîner hors de cette route, vous serez bientôt peint à l'Europe et à la France comme un frère et un sujet rebelle, et vous perdrez en un moment le fruit de la conduite la plus pure.
Au fait le Salon français est composé d'une grande quantité de jeunes gens, pleins de zèle et d'honneur, mais ardents, mais sans chefs, sans direction. Sont-ce ces conseils qui doivent diriger votre conduite ? C'est à vous au contraire à les diriger, à les contenir, et je suis loin d'approuver la réponse que vous leur avez faite. Vous leur dites de vous donner de nouveaux renseignements relatifs au Roi et à la Reine. C'est leur dire que vous partagez, que vous approuvez la défiance que le Salon français montre avoir d'eux ; et cela ne me paraît ni décent, ni prudent.
Je ne puis croire absolument que le Roi et la Reine donnent une véritable confiance à La Fayette ; mais ils dissimulent, et ils ont raison. Je le répète encore, la journée des 5 et 6 octobre ne peut être ni oubliée, ni pardonnée par le Roi et surtout par la Reine. Agissez donc d'accord avec ceux-ci ou vous perdrez tout. Il m'est impossible de voir autrement. Et d'ailleurs le Roi est très aimé ; tout ce qui s'est passé en est la preuve certaine ; ainsi tout ce qui viendra de lui annulera toujours ce qui ne viendrait que de vous. Tout autre langage qu'on vous tiendra sera celui de la flatterie, sera dicté par l'ambition, et vous égarera.
Les yeux s'ouvrent ; les provinces veulent une monarchie, maquent leur amour pour le Roi, leur mépris pour M. le duc d'Orléans et pour l'Assemblée. La misère va achever leur conversion. Sachez donc attendre et ne rien précipiter ; sachez profiter de l'amour qu'on montre au Roi, et non pas armer cet amour même contre vous ; entendez-vous avec le Roi, car vous ne pouvez rien sans lui ; préférez un rôle sage et vertueux à un rôle brillant et dangereux non seulement pour vous, mais pour la monarchie et pour la vie de votre famille entière. S'il est vrai que Flachslanden ait été envoyé à l'Empereur, s'il est vrai qu'un confident de la Reine soit chargé de lever des troupes chez cc, voilà cependant des moyens employés. Et d'ailleurs ne consultez, pour être convaincu de leur désir de sortir d'esclavage, que leur intérêt, l'orgueil révolté de la Reine, les horreurs qu'elle a éprouvées et le désir naturel de la plus juste vengeance. De plus, si vous n'avez pas eu des autorisations positives, vous avez eu de leur part des encouragements. Donc ils ne vous trahissent pas ; donc il faut plus que jamais vous montrer à eux à découvert, les convaincre de la pureté de vos intentions et que vous ne faites aucun calcul personnel, que tous vos voeux, toutes vos démarches, tous vos pas tendent à leur seule gloire, à leur seule puissance et au salut de la monarchie. ne leur cachez rien, absolument rien de ce qu'il est important qu'ils sachent, et apprenez-leur surtout l'arrivée de Calonnes et vos motifs. Il est sûr qu'ils le sauront ; ainsi il est clair qu'il vaut mieux qu'ils le sachent par vous..
Je n'ai rien à ajouter à toutes ces réflexions qui partent d'un coeur tout dévoué à vous, mais qui n'est susceptible d'aucune ambition et qui pense que la véritable gloire est pour vous plutôt dans un rôle sage, constant, réfléchi, que dans des entreprises brillantes et hasardées.
Permettez-vous, Monseigneur, que je mette dans votre paquet une lettre pour Pauline, que je vous prie de lui remettre à l'insu de son mari, auquel elle sera maîtresse de lui montrer ou de la lui cacher ?
J'ai aussi reçu une lettre fort aimable de Miran, à qui je vous prie de remettre ma réponse.
Votre amie se charge de vous répondre à l'article de votre lettre relatif à la visite que vous désirez.
Le départ de Pauline m'a rendu bien malheureux sous bien des rapports ; j'ai fait mon possible pour l'empêcher.
Adieu, Monseigneur ; je peux me tromper dans ma manière de voir, mais certes je vous dis tout ce que l'honneur et mon attachement me dictent pour un prince que j'aime plus que ma vie.
Je remettrai à Bombelles ce que vous m'envoyez pour lui.
Encore un mot. Par votre dernier courrier nous avons vu une lettre de Mme Elisabeth, qui vous mande que la Reine a plus de crédit que jamais sur le Roi. Pourquoi donc, sans nouvelle donnée, croire à présent le contraire ? Prenez garde de vous laisser ballotter par les nouvelles et contre-nouvelles, et, moyennant cela, d'être toujours incertain.
En vendant vos diamants et ceux du prince de Condé, vous aurez, me dites-vous, douze ou treize cent mille francs ! Qu'est-ce que cette somme pour tenter de grandes entreprises ? Ah ! Monseigneur, il ne faut pas voir seulement les commencements d'un projet ; il faut avoir tout ce qui es nécessaire pour le suivre dès qu'on est embarqué et en bien calculer la fin.
J'ai reçu une lettre charmante d'O'Connell. Son régiment est resté intact et il me mande que c'est le seul bonheur dont il jouisse. Il désire, il attend les occasions et m'assure que c'est le seul espoir qui l'arrête en France ; que, sans cela, il demanderait et obtiendrait facilement service en pays étranger. Mais il me mande en même temps que le moment d'agir arrivera sûrement, mais qu'il serait bien dangereux de se trop presser ; tout se prépare, mais rien n'est encore mûr. Voilà son opinion ; c'est aussi celle de tous les gens raisonnables.
O'Connelle me mande que mon ami le comte O'Gorman va incessament me rejoindre. Il vous fera sûrement sa cour à Turin, et je vous supplie de le bien traiter ; il le mérite par son dévouement et ses principes. Il fait jurer à ses enfants, qui ont, l'un quinze et l'autre seize ans, qu'ils donneront leur vie pour venger leurs souverains et rétablir la monarchie. C'est la prière du matin et du soir qu'il leur fait faire. Il va aller à Saint-Domingue pour lui et pour moi.
L'affaire de Lyon peut avoir de grandes suites si on sait en tirer parti.
Pourquoi n'a-t-on pas gardé à vue l'homme suspect qui a été arrêté à Turin ? De grâce, Monseigneur, redoublez de prudence et redoutez les scélérats ; vous êtes nécessaire au salut de la France.
Je suis enchanté de l'arrivée de M. de Cordon ; il a une excellente réputation.

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