M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 9 janvier 1790
- n° 17

Ma lettre au chevalier de Coigny ne vous a rien appris, Monseigneur. Elle ne fait que peindre avec quelque chaleur ce que je sens avec plus de chaleur encore ; mais votre âme sensible en a été remuée, et je l'en remercie.
Je vais par raison, par besoin passer quinze jours à Naples. J'ai ici des rages de tête continuelles ; je n'y dors pas, et peut-être le changement d'air, le mouvement, un peu de distraction me rétabliront-ils. Je veux garder toutes mes forces, et je ne veux renoncer à la vie que quand je verrai nos maux sans remède.
Ils sont bien grands. Malgré tous les bons ouvrages qui paraissent en faveur de la bonne cause, je vois que nos provinces sont encore frappées d'aveuglement ; que la terreur ou l'apathie arrêtent les mouvements de tous les sujets fidèles, et que rien ne semble annoncer encore le retout à l'ordre. Le dernier arrêté pour les finances, tout informe qu'il est, donne quelques répits aux capitalistes ; il est un nouveau moyen d'agioter, et plaît pour cette raison à tous les remueurs d'argent ; et ce sont les capitalistes qui répandent à propos de l'argent, qui écrivent, qui envoient des courriers, et donnent la loi aux opinions, en trompant tout le monde. Je vois, j'en conviens, beaucoup de bons écrits depuis quelque temps ; mais les laisse-t-on librement circuler ? Vont-ils dans les provinces ? Y sont-ils lus ? La captivité du Roi enchaîne tout.
Je pars avec mon cousin et sa femme lundi prochain. Je laisse Schmitt ici pour m'apporter les lettres de France et de Turin à Naples. Vos paquets seront remis pendant mon absence à Saint-Paterne, qui en fera la distribution et me gardera mes lettres, parce qu'il serait imprudent de me les envoyer à Naples par la poste.
Mme de Polignac fera pendant ce temps-là des curses pour vor les curiosités de Rome qu'elle a jusqu'à présent fort négligées. Saint-Paterne, qui est instruit, lui servira de cicerone. Il faut nécessairement qu'elle se donne quelques moyens de distraction, sans lesquels elle succomberait à une préoccupation trop vive et trop douloureuse pour ses forces.
Il faut que je vous gronde, Monseigneur. Vos lettres à votre amie sont faites pour anéantir son courage. Au lieu de la soutenir, de la consoler, vous vous laissez aller à votre tristesse ; vous ne lui dissimulez aucune de vos peines ; et vous vous noircissez mutuellement, au lieu de chercher dans l'avenir des motifs de consolation, et des forces pour supporter le moment actuel. On est perdu quand on monte son style à ce ton. Il faut au contraire s'armer de courage et se le communiquer réciproquement.
La lettre que vous m'avez écrite par le dernier courrier vaut mieux que celle qu'elle a reçue de vous. Je voyais dans celle que vous m'écrivez un ton, un style, une énergie qui m'avaient charmé ; j'y voyais briller des rayons d'espoir qui avaient enchanté mon coeur, et j'ai été tout étonné d'apprendre que celle qu'a reçue votre amie était d'un ton tout à fait opposé.
Permettez-moi de vous représenter aussi que vous écrivez trop librement par la poste ; quelque sûr qu'on vous dise qu'est le courrier, que ne fait-on pas avec de l'argent dans ce siècle de corruption ? Vous me direz à cela qu'il serait bien dur de se priver de la seule consolation qui reste dans l'absence ; oui, mais il serait plus dur encore de tout compromettre par des imprudences. Le plus sûr cependant, c'est d'adresser toujours votre paquet à M. le chevalier de Priocca dans les paquets de la Cour. Saint-Paterne les recevra pendant ma courte absence et distribuera lui-même vos lettres.
Toutes réflexions faites, je ne partirai que mercredi 13, après la réception des lettres de France et de Turin, et je serai de retour ici le 1er février. Ne m'écrivez pas pendant cet intervalle, et à mon retour votre amie me fera part de tout ce qui vous touche. Vous pourrez recommencer à m'écrire ici vers le 25 janvier, et je trouverai votre lettre à mon arrivée.
Vous ne nous avez pas mandé s'il était vrai que le roi de Sardaigne eût assigné 25.000 francs par mois pour la maison de Mme la comtesse d'Artois, et s'il était vrai que le maréchal de Broglie fût attendu à Turin.
A mon retour de Naples, vos lettres seront bien intéressantes, car c'est à cette époque que vous pourrez voir plus clair dans les événements ultérieurs et calculer plus juste sur les vraisemblances.
Je vais à présent, non vous remercier de tout ce que vous me mandez de tendre, d'aimable, d'obligeant relativement à moi, car vous ne voulez pas de remerciements ; mais il m'est impossible de ne pas vous en témoigner toute ma sensibilité. En même temps, je ne suis pas encore dans le cas d'accepter vos offres ; mais, si les malheurs que je prévois arrivaient, je crois que je n'aurais pas la force de survivre à la ruine de mes créanciers. Je sens bien que, si la perte de nos colonies est la suite du système que les malveillants s'éfforcent d'établir, je n'aurai aucun remords à avoir, puisque j'avais fait tous les sacrifices que l'honneur exigeait de moi ; mais il n'en est pas moins vrai qu'alors je serais insolvable, et ce mot est affreux ! Quant à mes besoins actuels, ils sont si modérés que j'irai encore quelque temps avec ce que j'ai, et je ne profiterai pas de vos offres. Ah, dieux ! dans quel moment m'offrez-vous des secours ?Lorsque vous-même, dépendant des circonstances qui multiplient vos besoins, vous n'êtes sûr de rien. Ami tendre et généreux, prince adorable et méconnu, mes yeux se remplissent de larmes et je refuse vos offres.
Votre amie m'a dit que le grand duc vous a fait dire les choses les plus obligeantes ; il faut y répondre, ce me semble, avec politesse et sensibilité. L'empereur est fort mal, et sa mort amènera bientôt un nouvel ordre politique. C'est à vous et au roi, votre conseil, à calculer les suites de ce grand événement. Je n'en sais pas assez pour cela. Je rapporterai, j'espère, quelques lumières du voyage que je vais faire. Il y a quelque chose entre les trois Cours de France, d'Espagne et de Naples. La fréquence des courriers respectifs donne à mes conjectures quelque vraisemblance ; et le baron est mon intime ami.
Adieu, Monseigneur ; les quinze jours que je vais passer me paraîtront bien longs, mais ce voyage est, dans toutes les acceptions, indispensable.
Recevez mon bien tendre et respectueux hommage.

P.S. Décidément, je ne partirai que mercredi, après l'arrivée des deux courriers de France et de Turin. Par ce moyen, je ne manquerai que le courrier d'après, et je serai de retour pour le second. Mes lettres m'attendront ic. Ainsi vous pouvez ne pas interrompre votre correspondance ; mais vous serez deux courriers sans recevoir de mes lettres.

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