M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 9 octobre 1790
- n° 64

Les trois articles présentés au Roi sont d'une bien grande importance, et la manière dont il a répondu aux deux premiers doit vous satisfaire.
Vous n'avez plus à redouter l'influence de La Fayette, et c'est beaucoup ; voilà le premier article.
On sent la nécessité du départ, c'est encore beaucoup, mais on veut être le maître de l'époque et décider des moyens. D'ailleurs on ne veut pas être dirigé par les Princes, mais bien par le roi de Piémont, à la sagesse duquel on s'en rapporte. Cela n'est pas obligeant pour les Princes ; mais qu'importe, pourvu qu'on arrive au but.. Voilà le second article.
Quant au trosième, refus positif de l'autorisation demandée, parce que, la montrant, elle est dangereuse ; ne la montrant pas, elle est inutile. Ce raisonnement est assez juste ; mais il vous coupe bras et jambes.
Loin que vous puissiez, d'après cela, donner la direction, je vous vois contraint de la recevoir, et c'est ce qu'on veut.
Je pense toujours que, malgré l'amour que vous témoigne la noblesse, malgré le zèle ardent qu'elle déploit, malgré les justes éloges qu'on vous donne, un mot, un seul mot du Roi anéantirait tous vos prétendus moyens, et que des efforts de votre part qui seraient désavoués par le Eoi, qui seraient faits avant son départ, nuiraient beaucoup plus à la chose publique et au rétablissement de l'ordre qu'ils ne les serviraient. Il faut donc plus que jamais vous armer de patience, attendre les circonstances, pousser à la sortue de Paris, laisser l'Assemblée se perdre par ses sottises, donner tout le temps à l'opinion de changer et de se mûrir, inspirer courage aux parlements, vous lier à eux, avoir partout des agents fidèles et intelligents pour ouvrir les yeux du peuple, continuer de vous faire aimer et estimer par votre condite, votre constance dans vos nobles principes, par votre sagesse et votre patience.
Jusqu'à présent, je vous le dis avec franchise, je ne vois rien de solide ni dans les espérances qu'on vous donne, ni dans les plans que vous adoptez ; je vois beaucoup de chaleur, de zèle, mais auncun moyen réel, ni troupes, ni secours extérieurs, ni réunion intérieure. Tout est vague ; tout est un peu jactance ; tout sent un peu trop l'aventure, le roman, la chevalerie, et le temps en est passé. L'Assemblée se détruit visiblement ; n'allez pas par une entreprise précipitée lui rendre ses moyens qui vont lui échapper ! L'essentiel est que le Roi reprenne le ton qui lui convient, et voilà quelle doit être votre principale, votre unique occupation. Qu'il dise un seul mot, la plus grande partie de la France se ralliera à son trône, les forces de la Suisse, les trésors de Berne seront à son service. Mais il faut qu'il écrive lui-même à l'avoyer, et qu'il parte. Alors le colonel-général des Suisses jouera un beau rôle !
Il est bien sûr que la France entière commence à sentir le poids de la misère, les malheurs de l'anarchie, la nécessité de l'autorité légitime ; mais croyez-vous qu'on en soit revenu à désirer absolument l'ancien régime ? Non. Les parlements, la noblesse elle-même sont encore un peu imbus des nouveaux systèmes, et fort peu de gens dans le royaume ont l'esprit et le coeur assez bien faits pour vouloir franchement rendre au Roi toute l'autorité qu'il a laissée échapper de ses mains, e dont l'archevêque de Sens avait voulu faire un si criminel usage. Les actes de despotisme de ce malheureux sont encore présents à la mémoire, et, il faut en convenir, le Roi devenait despote, si la révolution ne s'était pas entamée. Voilà où nous en sommes, et des tentatives mal concertées pour réduire les peuples par la force rallieraient au mot : liberté. C'est l'opinion qui a commencé la révolution ; c'est l'opinion qui doit opérer la contre-révolution. Les esprits tendent vers cette opinion ; ne les détournez donc pas de cette route. Il faut encore l'épreuve de la misère, de nouvelles calamités, de nouveaux excès de l'anarchie pour en faire sentir toute l'horreur et ramener les peuples au désir, au besoin de l'autorité.
Voyez que ceux qui se mettent le plus en avant craignent toujours de se compromettre, quand le moment de se bien montrer arrive. L'évêque d'Arras, qui était si ardent pour vous rejoindre, veut à présent, par prudence, rester à Chambéry. Vous n'avez point de nouvelles de Calonne, et assurément celui-là est franc et hardi ; mais c'est qu'il ne trouve sûrement pas le fruit prêt à être cueilli.
Votre projet du Pont-Saint-Esprit, votre confiance sur Lyon me paraissent fondés sur des bases bien légères, et certainement vous vous êtes trop pressé de donner des ordres et d'ébruiter ce qu'il fallait tenir fort secret. Des lettres de Lausanne, des lettres de Chambéry disent qu'il part beaucoup d'indiscrétions de Turin, et qu'on ne peut avoir confiance en des projets mal conçus et éventés avant la réunion des moyens. Je vous dois vérité, et voilà ce qu'on écrit. Tout n'est pas pur à Lausanne et à Chambéry, et ces lieux renferment bien des faux frères. Il y a de plus à Lausanne des gens qui sont choqués de n'être pas consultés ; et peu d'hommes sont assez pleins de loyauté pour désirer votre succès, s'il n'y ont pas contribué.
L'essentiel est donc de remonter le courage du Roi. S'il veut parler, régner, tout sera bientôt rallié, et vous le seconderez avec zèle et succès ; mais, s'il ne fait pas lui-même quelque effort, vous en feriez d'inutiles, et le temps seul et l'épreuve de nouveaux malheurs rétabliront l'ordre.
Armand doit vous avoir apporté des lettres de Circello, mais je pense qu'elles seront insignifiantes, d'après la lettre que j'ai reçue moi-même de Circello.
Pendant que nous sommes sur cet article, j'ai une chose à vous dire. L'Empereur sera ici vers le 15 novembre et y passera cinq ou six jours. C'est une grande occasion que celle où il sera éloigné de Kaunitz, qui est mal disposé, et il pourrait être très avantageux que Bombelles fût autorisé par vous à reprendre ce qu'il avait commencé à Hatsberg, et que Circello fût présent à cette conversation. L'Empereur ne pourrait nier en présence de Bombelles tout ce qu'il avait dit, et je ne lui en crois pas l'intention. Les vertus qu'on lui connaît, son intérêt, celui de sa soeur, le nouveau rôle qu'il a à jouer, tout doit répondre de ses bonnes dispositions. Pesez cela dans votre sagesse ; cela peut être important, et ne faudrait-il pas que le Roi et la Reine en fussent instruits ? Cela est encore à méditer.
La dernière lettre que je reçois du bonhomme est absolument dans le sens de ce que je vous écris. Il croit la contre-révolution sûre par le retour de l'opinion, mais bien difficile, si vous voulez entreprendre sans l'autorisation du Roi. C'est aussi l'opinion du maréchal de Castries, du duc de Guines, qui ont écrit ici. C'est celle de beaucoup de gens sages, et je parie que c'est aussi celle de l'évêque d'Arras et de Calonne. Ce dernier devait donner un ouvrage pour préparer les esprits et devancer votre manifeste ; il n'en est donc plus question ? Mandez-nous donc comment le Roi et la Reine ont pris la nouvelle de sa prochaine arrivée à Turin. S'il est vrai que le cardinal de Loménie a repris ses correspondances, l'arrivée de Calonne sera bien improuvée ; lmais je n'y crois pas.
Vous aurez deux occasions de nous écrire en toute sûreté, par le duc de Polignac et par Armand ; il faut pour cela qu'ils partent l'un après l'autre.
Je crois fermement que vous ne ferez rien cet hiver que préparer vos moyens pour le printemps. Les différentes paix seront alors faites ou manquées dans toute l'Europe, e les habits de milice nationale seront usés, leurs armes rouillées ; on ne les remettra pas à neuf, soyez-en sûr. Peut-être arrivera-t-il un homme au conseil du Roi, et cela suffira pour changer la face des choses. Cet homme, je sais bien où il faudrait le prendre malgré son âge ; mais il faut avant tout que le Roi sorte de Paris. Mais le projet est bien ébruité ; on en parle dans toutes les lettres ; cela est tout au long dans les bulletins de Barthès, et ce n'est pas ainsi que des projets s'exécutent, à moins que le parti bien intentionné ne devienne le plus fort à Paris. La destruction des parlements peut ramener bien des villes, et voilà une grande circonstance, si on en sait profiter. Mais où est l'homme pour ditiger, conseiller ? Quand je le verrai paraître, je verrai bataille gagnée ; mais jusque là, le chaos subsistera et s'épaissira encore.
Quel est donc ce Fouquet qui joue un si grand rôle dans les bulletins ? J'espère que vous n'ajoutez pas à tout cela une foi entière. Il ne faut pas partir d'après de telles bases.
Je ne suis pas content des lettres particulières que je reçois de Paris. Les assignats vont passer, et on se ruera sur les biens du clergé, qui aura bien de la peine à s'en relever, et la bonne cause aura de moins un grand appui.
Les lettres d'Espagne d'aujourd'hui tendent à la paix. Mais une chose importante, c'est que M. de Florida-Blanca mande ici ministériellement : "Le roi d'Espagne refuse positivement de recevoir M. de Pons comme ambassadeur, les motifs de rappel de M. de La Vauguyon étant insultants pour S. M. Catholique". Comment le petit Montmorin se tirera-t-il de là ? Qu'en dira l'auguste sénat ?
L'insurrection de Brest est bien grave et peut avoir de terribles suites. Mais parlez-moi donc de Bouillé ; qu'en pensez-vous ? quels sont ses principes ? Voilà ce qu'avant tout il faudrait savoir, et vous êtes dans l'incertitude sur ce point ! Et le maréchal de Broglie, correspondez-vous quelquefois avec lui ? Nassau vous arrive-t-il ? Que de choses vous nous laissez ignorer !
C'est d'Antraigues qui m'a mandé que, si le Roi disait un seul mot, toutes les forces et les trésors de Berne et de la Suisse seraient à lui. Il m'ajoute : "Ce n'est pas légèrement que je vous dis cela ; j'en suis sûr". Le colonel aurait beau jeu, et mon coeur serait bien content.
Mon cousin me prie de vous présenter ses hommages et son respect et de vous remercier de vos bontés pour son fils. Ah ! du moins tout ce qui porte mon nom est loyal et fidèle ! Il n'y en a pas un, vieux ou jeune, qui soit douteux, et j'en jouis bien.
Rochefort est jusqu'à présent tranquille sous les ordres de mon cousin brodé, et c'est le seul port où il n'y ait pas eu d'insurrections ! On me mande qu'à Grenoble les aristocrates tiennent le haut du pavé, et que la Bretagne se prononce bien. Patience et tout ira bien.
Est-ce qu'on ne peut pas avoir Mirabeau ? Ce mot vous étonne ; mais il est le seul grand scélérat de toute la bande, le seul qui ait une grande éloquence, un grand caractère, de grands moyens, et celui-là du moins n'est pas hypocrite ; il n'a pas, comme les Necker, les La Fayette, les Bailly, le masque trompeur de la vertu pour cacher ses vices. Il aime l'argent ; qu'on lui en donne un peu, et qu'on lui en promette encore plus ! Il n'y a plus (dit la brochure que je vous ai envoyée) pour la révolution que ceux qui craignent d'être pendus. C'est un grand mot, et très vrai ; il faut en profiter. Certes, si on ne tue pas un grand scélérat, il faut l'avoir en pareille circonstance. Il sert M. le duc d'Orléans, qu'il méprise ; il aimera mieux servir ceux qu'il estime. Mon coeur me dit bien, comme le vôtre vous le dit, qu'un tel homme ne peut être reçu en notre compagnie, et que d'ailleurs on ne peut s'y fier ; mais il est de fait que c'est lui qui soutient tout, et que sa défection anéantirait la révolution. Il peut tout jeter sur le compte de Necker et se tirer encore d'affaire, en sauvant l'Etat ; voilà l'essentiel. Je ne suis pas bien content de moi en prononçant telle chose, j'en conviens, et mon coeur se soulève et bondit, mais effacerai-je ces lignes ? Non. Effacez-les vous même, si elles vous déplaisent trop.
Je vais me coucher, car il est trois heures et demie du matin, et je ne vois plus goutte. Je ne peux avoir un peu de sommeil qu'en veillant beaucoup et en tombant de fatigue ; sans cela ma pauvre tête travaille par trop.
Je vois que le Languedoc, que Lyon, que toutes les provinces bien intentionnées abondent dans mon sens et conviennent qu'elles ne peuvent rien, sans le préalable du départ de Paris. Vous voilà donc dans l'impossibilité physique de rien entreprendre, et j'en suis, ma foi, bien aise ; car tout ce que vous feriez sans cet article indispensable vous perdrait et perdrait l'Etat.
Je vais vous transcrire quelques articles de la dernière lettre que j'ai reçue du bonhomme :
"L'abbé Maury m'a écrit une lettre brûlante et remplie de sentiments nobles ; mais ce n'est pas mon âme qu'il faut échauffer, c'est ma raison qu'il faut convaincre. Le preux est toujours prêt à danser ; mais où sont les violons d'un orchestre qui doit être nombreux et bien d'accord pour que la danse aille bien ? Qui est-ce qui les paiera ? La nation s'éclaire ; l'Assemblée touche aux plus grands embarras ; aidons l'une à s'éclairer davantage, et l'autre à se précipiter dans l'abîme ! C'est par la nation que la révolution s'est opérée ; c'est par elle que, sans aucun inconvénient, et même sans secours étrangers que la Sardaigne et la Suisse, il est très possible de rétablir l'ancien ordre. Si j'étais le maître, ce serait mon plan, et je serai sûr d'y réussir. Ne voyez-vous pas qure l'Espagne est entraînée à la paix par nécessité et par une force intérieure bien supérieure au crédit actuel de M. de Florida-Blanca ? Que voulez-vous exiger ou attendre d'un ministre dans sa position ? Le roi son maître a confiance en lui, et, tant qu'il aura de grandes affaires, il le protégera et le défendra. La politique de sa moitié dépendra toujours des affections de celui qui plaira le plus, successivement ; ainsi il n'y aura quelques ressources dans les variations, si nous avons l'adresse de les faire tourner à notre profit. Voilà l'état des choses au midi. Ainsi il serait inutile et peu décent de se plaindre d'un homme trop embarrassé pour se livrer à nos idées, et dont il ne faut pas se faire un ennemi. C'est une ressource qu'il faut toujours se conserver pour l'avenir, et cet évenir dépend de mille grandes et petites circonstances plus prochaines ou plus tardives..
A l'égard de l'Empereur, je croirai difficilement que, sans un grand intérêt, il veuille faire la guerre pour nous, lui qui la déteste et qui n'a pas fini sa paix avec le Turc ni encore mis ses propos sujets à la raison ; mais son alliance est nécessaire à conserver, et qui jouera bien pourra nous la rendre utile dans la suite, mais non pour le moment.
Si l'Angleterre cesse de gouverner la cour de Berlin et si le chef des illuminés est au timon, croyez-vous que nous aurons gagné au change ? Quant à Londres, on ne fera jamais entrer dans ma tâte, même à coups de marteau, que les Anglais puissent de bonne foi travailler à rétablir notre puissance.
Point d'argent, point de Suisse ; point d'argent, point de guerre heureuse ! Quand on manque de tout, il faut employer ses petits moyens à faire connaître, mépriser, détester ses ennemis, srtout lorsqu'ils ont perdu la tête et qu'ils se font plus de mal à eux-mêmes que nous ne pourrions leur en faire. Les peuples sont prêts à les abandonner ; aurons-nous la maladresse d'intéresser le public en leur faveur par les calamités qu'entraîne une guerre civile ? Il n'est pas temps encore ; fiez-vous à ma parole.
Jusqu'à présent, je ne vois pour conseil qu'un housard honnête et un évêque (de Blois) au moins douteux. Je n'attends donc rien du conseil qui examinera, ni de la résolution qui sera prise. Le passé fait peur pour le présent. De l'esprit, de la chaleur d'expression, on en aura à revendre ; mais où est le génie, le jugement ?
Je répondrai à l'abbé Marie. Rien ne me fera manquer à mes devoirs ; mais je ne refuserai pas mes conseils, pourvu qu'on me renvoie exactement mes lettres et qu'on pense que celles qu'on écrit peuvent se perdre."
Voilà l'extrait d'une très longue lettre ; cela est bon à méditer, car cela est rempli de raison, de politique et de vérité. Mais ceci pour vous seul.
Votre amie a de petits chiffonages ; mais le fond de sa santé va bien, et ses petites souffrances tiennent plus à l'état de son âme qu'à des maux physiques.
J'attends avec bien de l'impatience le retour du duc de Polignac, parce qu'il décidera du lieu où nous passrerons notre hiver. Notre maison est louée d'autant à Venise ; mais, si l'air n'en réussit pas à Mme de Polignac, il faudra bien que le duc se décide à en partir, et, en ce cas, une invitation de l'archiduc, ou faite par Léopold lui même quand il viendra à Venise, serait décisive ; pensez-y.
Songez à demander que vos lettres soient toujours adressées ici au chargé d'affaires de Turin à Venise, parce que le comte de Bagnols part après-demain pour Turin. Je viens de lui écrire pour que le chargé d'affaires, qui reste à Venise, se charge de vos paquets ; mais faites-lui en donner l'ordre.
Recevez, Monseigneur, comme toujours, hommages, respects, tendresses de votre plus fidèle serviteur.

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