M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 9 septembre 1790
- n° 57

Les articles importants de la lettre que Barthélemy nous a apportée, Monseigneur, et auxquels vous désirez que je réponde sont :
1° Les articles à ajouter, ou explications à donner à l'instruction que vous envoyez au baron de Castelnau.
2° Mon opinion que vous désirez savoir relativement au désir de l'évêque d'Arras de se transporter à Turin.
3° Cet article est le plus important de tous. Vous voulez savoir mon opinion sur la place que vous devez occuper, lorsque le temps d'agir sera arrivé, et s'il vaut mieux rester avec l'armée combinée de Piémontais et de Suisses, ou aller en Flandre rejoindre votre frère (dans la supposition où il se déciderait enfin à sortir de sa prison).
Je répondrai par ordre à ces articles, en vous renouvelant toujours l'aveu de mon insuffisance pour des objets aussi importants, et en vous donnant moi-même des armes contre les préventions de votre amitié pour moi.
1° Je commence par l'article des instructions qui seront remises par Armand au baron. Armand partira samedi 11, et compte être à Vienne mardi 24. Cela vous épargnera l'argent que coûte un courrier. Bombelles, qui est plus au fait que moi du caractère du roi de Hongrie, de celui de M. de Kaunitz, et des moyens de négocier, a rédigé les articles et réflexions à ajouter à vos instructions, et les a joints à la dépêche pour le baron. Il vous en envoie un double, et nous nous flattons que vous les approuverez.
2° Je passe à l'article de l'évêque d'Arras. Si M. de Calonne vous rejoint et peut rester à Turin, il me paraît inutile et même nuisible d'y rassembler deux hommes, qui voudront diriger et qui rivaliseront. En même temps, si Calonne ne peut pas y rester à poste fixe, il peut être très avantageux, nécessaire même d'avoir un homme aussi éclairé que l'évêque d'Arras, et d'ailleurs assez tranchant pour en imposer un peu aux ardents, et assez fort pour presser et encourager les gens timides par excès de prudence. Mais sur ce point n'est-ce pas Calonne lui-même que vous devez consulter ? Il faut, puisque nous en sommes à cet article, discuter assi les avantages et les inconvénients du caractère et des liaisons de l'évêque d'Arras. Il a été un fanatique de M. Necker, est toujours dans l'intimité de M. le maréchal de Castries et du duc de Guines ; il a une prodigieuse ambition ; il a eu beaucoup de liaisons avec le vardinal de Loménie. En même temps nous avons été témoins qu'à l'Assemblée des Notables son avis a été très prononcé contre la double représentation du tiers, et que ses principes pour la conservation de la monarchie dans toute sa pureté ont été bien e franchement mis en évidence. Il est certain encore qu'il jouissait, avant la subversion actuelle, d'une grande réputation et d'un grand crédit dans sa province ; que j'en ai été le témoin oculaire et auriculaire quand j'ai été, il y a plusieurs années, faire mes inspections dans cette province. Voulant savoir à quoi m'en tenir sur le compte de cet évêque administrateur, dont la réputation était double, j'ai frappé à toutes les portes pour avoir des données sûres, et le résultat de mes recherches fut que c'était un homme très tranchant, un peu brutal, mais éclairé, actif et juste.
Je vous avoue qu'il me paraît de toute nécessité que vous ayez à la tête de votre comité un homme habitué aux grandes affaires, capable de bien monter une machine politique et ministérielle, de diriger sous vos ordres les grandes opérations, et qui puisse contenir M. le prince de Condé sans alarmer son caractère inquiet. Calonne aurait ces avantages, et je ne vois pas pourquoi vous ne le garderiez pas avec vous, si le roi de Sardaigne désire à présent son arrivée. Mais en même temps, si vous jugez qu'il ne doit pas, qu'il ne peut pas rester avec vous, tant à cause des préventions contraires du Roi et de la Reine, que parce que vous pensez qu'il peut vous être plus utile ailleurs, alors j'approuverais l'arrivée de l'évêque d'Arras, qui, je le crois, ne déplairait pas à la Reine.
3° J'arrive à l'article le plus important, et je commencerai par vous dire combien il es difficile de donner un conseil d'après des événements éventuels, qui peut-être, qui vraisemblablement n'auront pas lieu. J'ai de la peine à croire qu'on puisse décider le Roi à sortir de Paris, à moins qu'on ne l'enlève par force. Mais enfin, s'il y consent, est-ce en Flandre qu'il ira ? Sera-ce en Normandie ? Cette dernière province est encore plus près de Paris, me paraît bien disposée, peut facilement communiquer à la Flandre, où seront les forces de l'Empereur, par la Picardie, qui est bien intentionnée, et je crois que ce parti serait le meilleur de tous. Sera-ce en Franche-Comté ? La traverse du royaume est bien longue pour y arriver, et, si Besançon paraît bien disposé (ce qui est encore incertain) , Dole est la ville du royaume la plus gangrenée ; ainsi ce parti me paraît très dangereux.
Mais enfin, pour partir d'une base fixe, supposons que le Roi aille en Flandre ; l'état de la question est de savoir si vous devez le rejoindre, ou rester avec l'armée combinée de Piémont, des Suisse et des Français qui se réuniront à vous. Je ne sais si les résultats de votre lettre, où cet article est fort bien discuté, m'ont décidé, ou si c'est d'après mes propres calculs, mais je pense que la diversion de l'armée piémontaise ne sera puissante qu'autant que vous y serez en personne ; que le noblesse de la Franche-Comté, du Dauphiné et du midi de la France se rangera sous vos drapeaux et non sous ceux de M. le prince de Condé ; qu'en votre qualité de frère du Roi et de colonel-général des Suisses, vous aurez une prépondérance que M. le prince de Condé ne peut avoir ; que l'amitié que le roi de Sardaigne a pour vous sera électrisée par votre présence réelle, et que les bonnes intentions pourront se refroidir par la présence de M. le prince de Condé, que le roi votre beau-père n'aime pas. Je pense encore que vous aurez plus d'influence sur le parti que prendront le Roi et la Reine de loin que de près ; qu'une fois réuni à votre famille, l'intrigue sera en activité pour empêcher votre influence, et qu'à la tête d'une armée et entouré d'une nombreuse noblesse qui aura repris courage, vous serez plus écouté, plus ménagé ; que les intérêts de la monarchie, de la noblesse et d clergé, qui en sont les vrais soutiens, seront plus respectés ; et qu'enfin il ne s'agit pas seulement ici de sauver le monarque, mais bien de conserver la monarchie dans toute sa pureté.
Bombelles pense d'une manière contraire, et croit que vous ne devez pas balancer à rejoindre votre frère partout où il sera ; que c'est votre premier devoir et le parti le plus avantageux à prendre non sulement pour le bien de la chose en général, mais aussi pour votre intérêt particulier ; il croit que, quel que soit pour vous le juste dévouement de la noblesse, du moment où le Roi sera dans un lieu quelconque, dans une ville ou dans un camp, c'est là où toute la noblesse arrivera d'un bout à l'autre du royaume ; que c'est toujours sous les étendards du maître que les nobles doivent marcher, et qu'entouré là de toute cette noblesse qui vous chérit, vous honore et vous devra son existence, vous jouerez le plus beau et le plus utile de tous les rôles ; que votre présence auprès du Roi sera nécessaire pour le fortifier, arrête les intrigues, et lui faire jouer dignement le personnage d'un grand Roi, qui punit les coupables, les auteurs des crimes, et pardonne à un peuple égaré dès qu'il rentre dans son devoir. Il pense encore qu'à la tête d'une autre armée que celle du Roi, vous serez accusé, soupçonné d'ambition, au lieu qu'en vous rendant auprès du Roi, en donnant le premier l'exemple de la soumission à son pouvoir légitime, vous consacrerez votre loyauté, et vous acquerrez des droits étenels à sa confiance, à sa reconnaissance et à celle de la Reine. Il calcule encore que le voisinage de la Picardie, de la Normandie, e, par communication, de la Bretagne rendent la position de la Flandre la plus essentielle, et que les forces de l'armée de l'Empereur, soutenues et en même temps surveillées par tous les Français qui se réuniront à vous en Flandre, y nécessitent votre présence.
Mes amis, malgré la force de ces raisons, pensent comme moi ; mais vous voyez que je vous dis avec franchise le pour et le contre.
Vous allez avoir un comité, fortifié par l'arrivée de Calonne ou celle de l'évêque d'Arras, et vous vous déciderez d'après les circonstances qui peuvent varier, d'après les lumières de votre comité et les vôtres que les événements agrandissent chaque jour, et surtout d'après la voix intérieure de votre conscience, qui vous dictera toujours ce qu'il y a de mieux à faire.
Je crois avoir plaidé les deux causes avec la bonne foi qui est mon caractère distinctif.
Je reviens à l'évêque d'Arras. C'est lui qui est désigné par le numéro 84, et je l'ignorais jusqu'à ce moment. Votre amie, en m'apprenant que c'est lui que ce numéro désigne, m'a éclairé sur un point important. C'est Calonne lui-même qui vous annonce l'arrivée de l'évêque d'Arras pour le 10 ou le 15 ; donc il approuve et conseille même que vous le receviez. Ainsi cela ne souffre plus de difficulté, et d'ailleurs il sera à Turin aussitôt que ma lettre.
Votre amie vient aussi de me parler du désir que vous témoigne l'évêque d'Alais (Bausset) de vous rejoindre, et que vous la chargez de me consulter sur cela. Je ne connais pas personnellement l'évêque d'Alais ; mais je sais que c'est un homme de beaucoup d'esprit, dans les meilleurs principes, très fiable dans tous les points, et il ajoute à ces qualités le talent de bien écrire. Il joint à l'intérêt, à celui du clergé, le ressentiment de ce qu'a éprouvé son digne oncle, mort victime de ses devoirs et de son fidèle attachement à la monarchie. C'est, je le crois, sous tous les rapports, un homme excellent à admettre dans votre comité, et je crois qu'il conviendra à Calonne.
Je viens de recevoir une très longue lettre du bonhomme en réponse à celle que je lui avais écrite. Tout en désapprouvant le silence et la réticence de Florida-Blanca, il l'excuse par les embarras de tout genre, personnels et ministériels, qu'il a éprouvés ; il m'ajoute : "Le preux ne doit plus jeter à sa tête ; mais il ferait mal, et très mal, de s'en plaindre. Notre petit comité romain tâchera de faire le reste, quand l'incendie de Madrid ne fumera plus." Les lettres de Gênes disent que l'incendie de Madrid était annoncé, ainsi que celui de plusieurs villes d'Espagne. On en accuse, et non sans raisons, la propagande de Paris. Cet incendie a été épouventable : toutes les maisons de la grande place, celles du commerce, et les boutiques qui l'environnent ont été réduites en cendres. Cette perte est évaluée à des sommes immenses.
Où Calonne prend-il que la guerre aura lieu entre l'Espagne et l'Angleterre ? Les opinions de Rome et de Venise sont bien différentes. Je sais même par M. de Las Casas que l'Espagne fait préparer et armer une prodigieuse quantité de chaloupes canonnières qu'il ne croit pas offensives contre l'Angleterre, et cet ambassadeur croit l'Espagne très occupée de nous. Ah ! qu'il serait avantageux que M. de Las Casas fût nommé ambassadeur à Turin ! Je vous avais mandé de vous en occuper, et vous ne m'avez jamais répondu à cet article.
Mais où est Calonne ? Qui l'empêche d'arriver ? Vous ne nous donnez aucune explication sur cela.
Le bonhomme me mande dans un autre article de sa lettre : "Je connais parfaitement bien l'esprit de nos provinces et l'esprit national actuel, totalement dégénéré, mais qui commence à s'éclairer et qui s'éclairera toujours davantage par les injustices, les atrocités, et la déraison totale de l'auguste aréopage. Rien n'est sans doute plus urgent que l'état actuel ; et cependant il ne peut changer que par le progrès des lumières et l'action progressive de la vérité et du bon sens."
Il me paraît qu'il a été plus content de votre lettre au Pape que du mémoire. Les moyens proposés étaient inadmissibles, et Pie VI n'est pas un Sixte-Quint, à beaucoup près. Le négociateur, quoique fort raisonnable, est bien jeune et bien peu versé dans les affaires pour une cour astucieuse et sévère. Tout ceci pour vous seul, je vous en conjure.
D'autres lettres de Rome me mandent que le peuple romain est si irrité contre les Français et qu'ils y sont tellement en horreur, que, sans le crédit dont le cardinal jouit dans cette ville et sa considération personnelle qui en impose, on y verrait une nouvelle représentation des Vêpres siciliennes. Voilà cependant ce qu'a produit notre infâme révolution, le mépris pour les Français, autrefois enviés, mais estimés. Cette honte est d'un poids insupportable. Ah ! puissions-nous bientôt effacer la tache que des monstres ont répandue sur la nation entière ; puisse mon prince en avoir tout le mérite et toute la gloire !
La lettre du bonhomme est, malgré quelques réflexions que ses lumières et son expérience pour les affaires lui inspirent, pleine d'admiration pour vos qualités aimables et essentielles, pour votre suite et votre courage. Après le premier moment passé, c'est un homme de ce poids et de cette considération qu'il faudrait en chef, l'évêque d'Arras pour les sceaux, Calonne pour les finances, et M. de La Vauguyon pour les affaires étrangères. Avec un tel ministère, la France reprendrait bientôt tout son éclat.
N'oubliez pas M. de Narbonne dans le nombre des officiers généraux à employer.
Ah ! que j'ai d'impatience de savoir ce qu'aura opéré le baron de Vioménil, et de le savoir arrivé sain et sauf, ainsi que vous dépêches !
Il y a une association de loyalistes cités dans les bulletins de Barthes qui paraît donner du tintoin à notre sénat ; mais je n'aime pas qu'ils se nomment les loyalistes, au lieu de s'appeler les royalistes. Nous ne savons plus parler bon français.
A propos, je vous envoie une chanson qui me paraît bonne pour les circonstances et propre à être répandue dans les régiments. N'en devinez pas les auteurs ; mais faites en usage, si cela vous paraît utile, même avec les notes.
La noce s'est fort bien passée, mais il y manquait l'âme de notre bonheur, notre cher prince. Armand est comme Tantale au milieu des eaux, dévoré par la soif. Aussi le fait-on partir pour abréger son supplice. Sa jeune épouse est la réunion de toutes les grâces et de tous les talents. Il faut qu'il soit bien honnête homme pour tenir la parole qu'il a donnée.
Je me mets aux pieds de mon cher prince, et je suis bien sûr d'être dans son coeur, comme il est dans le mien. Toute la colonie lui en dit autant.
Je prends la liberté de mettre dans votre paquet ma réponse à Sérent.

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