M. De Vaudreuil au comte d'Antraigues
Ce 12 septembre 1791

Je vous envoie, mon cher comte, de quoi vous consoler des procédés de l'Espagne. C'est la déclaration imprimée qui a été signée à Pillnitz par l'Empereur et le Roi de Prusse. Les Princes n'ont pu se refuser à la nécessité de faire paraître cet acte au moment où la charte vient d'être présentée au Roi. Ils y ont joint une lettre d'envoi au Roi ; elle précède la déclaration et servira de confortatif au Roi pour refuser la charte, ou l'excuser s'il l'accepte, parce que les Princes déclarent qu'ils ne peuvent regarder cette acceptation que comme arrachée par violence et nulle de droit. Vous serez, je crois, content de cette lettre, forte en droit, du plus beau style, vigoureuse en principe et touchante par la tendresse qu'elle exprime pour un monarque infortuné qu'on trouve le moyen d'excuser et même de faire valoir aux yeux de ses peuples et de l'Europe attentive à tous ses mouvements.
Mais, grands dieux ! quelle est la conduite de l'Espagne ? Quoi ! nous trouverons donc partout trahison et corruption ?
Quel tort le renvoi de M. de Pannetier et de M. Froment va faire dans nos provinces méridionales ! Quel découragement cela va causer d'une part, et quelle audace de l'autre ! Il faut donc absolument nous passer de l'Espagne, quand elle a un si grand intérêt à nous soutenir ! Et partout les c... détruiront les empires ! Ma rage est poussée au dernier degré, et je ne sais comment j'y survis. Je viens d'écrire à M. de Las Casas une lettre tracée avec le fiel mêlé à l'encre. Il me paraît tout aussi en colère que moi et honteux des procédés de sa cour. Ne nous laissons point abattre, mon cher comte. Il sera peut-être heureux d'avoir peu d'obligations aux puissances, et nous saurons faire nous-mêmes, par de grands efforts, ce qui aurait coûté si peu avec les secours de nos alliés. Au reste j'espère toujours que les promesses de l'Empereur se réaliseront. Nous attendons avec impatience un courrier du duc de Polignac.
Nous espérons beaucoup de l'effet intérieur que produiront la lettre et la déclaration. Nous étions excités de partout à faire paraître quelque chose en ce moment, et voilà le premier signal que nous aurons donné. J'en attends un grand succès.
Calonne doit nous écrire et répondre lui-même à la grande lettre que j'ai reçu de vous et qu'il a gardée pour cela ; mais il a tant travaillé depuis quelques jours que vous ne devez pas lui en vouloir de ce retard.
Ecrivez-moi moins librement par la poste, parce que je m'aperçois que toutes vos lettres sont décachetées, et surtout point d'injures pour tous ceux qui en méritent. Ces choses-là aigrissent et font souvent du mal. Notre preux est enchanté de votre zèle et de vos travaux. Ah ! qu'il mérite bien d'être ainsi servi ! Quelle pureté d'âme que la sienne, quelle activité, quelle patience, et quel courage !
Ma santé est encore bonne ; mais je sens qu'elle succombera à un travail forcé et à la rage qui m'agite. Les coups de canon ne sont rien en comparaison de ce danger.
L'émigration ne fait qu'augmenter d'une manière prodigieuse. Nous avons près de six mille gentilshommes depuis la Suisse jusqu'à Bruxelles et Luxembourg ; des compagnies de bourgeois bien montés s'offrent tant du Dauphiné que de la Flandre et de l'Alsace. Vous croyez bien qu'elles seront reçues avec reconnaissance. Et nos lâches alliés croient se compromettre en se montrant ! Tant mieux : nous en aurons la gloire, et eux la honte éternelle. Nos malheurs reflueront chez eux, et nous les secourerons.
Bonjour, mon ami. Je crois que j'irai seul attaquer nos ennemis, tant je les méprise.
Je vous embrasse du plus tendre de mon coeur.

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