M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Vicence, ce 17 juin 1791

J'écris à Calonne une lettre de seize pages qu'il vous communiquera, Monseigneur. Lisez-la, je vous prie, tout entière et avec attention. Vous y verrez le tableau fidèle de tous les sentiments que j'ai éprouvés ; il y a de l'indignation, de la colère, même de la rage, et puis des folies, et je finis par la raison ; mais ce qui y domine, c'est ma tendresse, mon dévouement pour vous et mon amitié pour Calonne. Je n'ai pu dormir ; jamais agitation n'a été pareille à la mienne. Non, je ne pourrai soutenir jusqu'au bout cet état perpétuel de fièvre morale. Mon Dieu, que vous me faites de mal ! Mon Dieu, que vous me faites de bien ! Car mon sentiment pour vous remplit mon âme d'inquiétude, de voeux impuissants, de sollicitudes incalculables ; mais aussi qu'il la remplit bien, qu'il l'abreuve délicieusement par les jouissances qu'il me donne ! Je suis heureux et fier de vous aimer et d'être aimé de vous. Je n'ai d'ambition que dans la postérité ; on dira : le digne fils d'Henri IV avait pour ami Vaudreuil ! Et voilà ma fortune faite pour tous les siècles.
Vous allez voir un instant votre amie ; elle vous dira si je vous aime.
Il me paraît que l'on ne se presse pas de nous réunir. Ce fameux Empereur ne peut donc rien faire sans son conseil, ouisqu'il attend la permission de Vienne pour écrire en Espagne. Ah ! que je suis ennuyé des rois et des princes, vous excepté ! Mais vous n'êtes pas un prince ; vous êtes un homme qui fait honneur à l'homme. L'Empereur dit pourtant que son courrier va revenir et qu'il écrira sur-le-champ en Espagne, qui est fort impatiente et ardente de se montrer. Mais cette Autriche... Chut ... Je deviens sage et même politique. Je m'arrête car j'allais vous répéter tout ce que je mande à Calonne, et ma tête a d'écritures plus qu'elle n'en peut supporter.
Je reviens seulement encore sur un point ; c'est sur ce qui regarde le duc de Polignac. Vous sentirez l'embarras de sa position, et quel service vous lui rendriez et à vous-même en le faisant autoriser ; quel service surtout vous rendriez à Mme de Polignac. J'en ai dit plus qu'il ne faut, e votre coeur m'entendra de reste.
Je suis aux pieds et dans les bras de mon cher prince.
Voilà une lettre dont Flavigny m'a chargé pour Monseigneur.
Les Tuileries ont envoyé un courrier en toute diligence à l'Empereur immédiatement après l'arrivée du comte Alphonse de Durfort, et redemandaient le retour du courrier pour le 19. Ce courrier n'a pas passé et ne passera pas par Soleure, et l'Empereur a eu, en parlant au duc de Polignac, l'air plus gai et plus ouvert q'il n'avait encore eu. Se pourrait-il qu'enfin les yeux de la Reine s'ouvrissent sur ses vrais intérêts ! Je tire de cela un bon augure, et le duc aussi.
Saisissez la première ouverture pour faire autoriser le duc de Polignac ; cela est bien essentiel et pour vous et pour eux. Ce serait le cas d'un courrier ad hoc.
Je reçois à l'instant une lettre de Mme de Champcenetz, dont je copie les propres paroles, parce qu'elles sont pour vous :
"M. le comte d'Artois ne peut laisser dans le besoin tous les pauvres et braves gentilshommes qui le rejoignent ; mais a-t-il assez de moyens pour verser des bienfaits si indispensables pour sa cause et pour sa gloire ? Hâtez-vous de lui mander que j'ai au moins vingt mille francs et au plus cinquante mille francs, que je lui ferai tenir à son ordre où il sera. Je dois toute ma fortune à son auguste aïeul ; je n'en jouirais pas bien, si je n'en faisais le sacrifice au bonheur de ses petit-fils. C'est donc me faire goûter un plaisir céleste que d'accepter ce qui doit être plus à lui qu'à moi ; et puis, j'ai tant à coeur la gloire de ce prince intéressant ! Engagez-le surtout à prodiguer de douces paroles à toute cette classe de noblesse pauvre !"
Je lui mande qu'il n'y a rien à vous recommander sur cela, et que ces sentiments sont dans votre coeur, et ces grâces dans toute votre allure, vos paroles, vos gestes, vos regards. Vous la comblerez de joie en acceptant son offre et en lui écrivant un mot à Lausanne, poste restante, pays de Vaud, en Suisse. Vous lui indiquerez la manière de vous faire tenir cette somme.
Nous venons de causer à fond avec M. de Las Casas, et notre résultat est que, tant qu'il y aure deux missions, deux confiances, l'une en vous, certifiée à l'Empereur par M. de Durfort, l'autre en M. de Breteuil, muni de pleins pouvoirs du Roi, il es impossible que les affaires marchent, surtout avec cette rapidité qui devient si nécessaire. D'ailleurs l'incertitude, l'indécison naturelles de l'Empereur sont encore augmentées par les négociations croisées. On a beau dire qu'elles tendent au même but, je vois tout le contraire ; car les circonstances vous rendent l'homme de la chose, et le baron ne travaille qu'à vous en exclure ; il vous ferme toutes les routes ; il ôte à vos agents l'entrée des Cours, puisque le chevalier de Roll ne sera pas écouté sur les affaires ni reçu dans ce rapport à Berlin.
Et au fait, les principaux articles de vos conventions avec l'Empereur n'ont pas été remplis : 1° il n'a pas encore écrit au roi de Sardaigne, et ne lui écrira pas ; 2° il n'a pas encore écrit en Espagne ; il est vrai qu'il assure que, sous peu de jours son courrier partira, mais tiendra-t-il parole ?
Il n'y a qu'un parti à prendre, c'est d'exiger du Roi que les pleins pouvoirs soient ôtés sur-le-champ à M. de Breteuil et à M. de Bombelles, que vous soyez le seul représentant du Roi, le seul accrédité près de l'Empereur et des Cours. Votre position, la pureté de vos vues, l'amour de la noblesse, du clergé, la confiance des parlements vous donnent le droit de faire valoir, avec autant de respect que de fermeté, tous ces titres ; et M. le baron de Breteuil est en horreur à tout le royaume ; son nom seul suffit pour décourager les uns, effrayer ou indigner les autres, et empêcher la réunion à un seul parti. Voilà ce que vous pouvez, et ce que vous devez faire sentir au Roi avec le ton qui convient à un frère, à un sujet, mais aussi à un prince loyal et pur, qui s'indigne d'être en concurrence avec un sot et un intrigant.
L'Empereur sera sous peu de jours à Padoue, où le duc retournera. Il saura là si le courrier pour l'Espagne est parti, et vous en rendra compte. M. de Bombelles a dit au duc que M. de Breteuil avait eu l'ordre du Roi de vous communiquer et vous avait en effet communiqués ses pleins pouvoirs. L'a-t-il fait, et comment avez-vous reçu cette communication ? Mais vous en avez aussi, puisque M. de Durfort vous a été envoyé ad hoc ; que c'est en présence de l'Empereur que toutes les conventions, tous les articles des plans ont été stipulés, arrêtés, écrits ; que M. de Durfort les a portés au Roi lui-même. Que viennent donc faire à présent ce Breteuil et son Télémaque ? Et comment l'Empereur donne-t-il dans toutes ces intrigues de Soleure et des Tuileries ? Il y a là une sottise, une puérilité royale qui me confondent ! Eh ! pardieu, ce n'est pourtant pas un jeu d'enfant qu'on joue ! Il s'agit du sort de la France et peut-être de l'Europe. Rien n'empêchera, je le crois, la contre-révolution de se faire : mais avec ces manières-là, elle sera sanglante, risquable, jettera le royaume dans de nouveaux malheurs de tout genre ; au lieu que, si vous étiez le seul accrédité, si les intrigants étaient exclus, il y aurait, et dans peu, un grand ensemble imposant, qui épargnerait le sang et réparerait tous les malheurs de la France. Tout mon sang s'allume ; mais calmez le vôtre. Soyez sage, patient et pur jusqu'à la fin ; mais faites expliquer le Roi, et renvoyez ce baron et compagnie à tous les diables, qui les convoitent et tôt ou tard auront cette digne proie.
Les deux millions de l'Empereur, les avez-vous, les aurez-vous ? Oh ! cet homme est bien loin de la franchise qu'il faudrait pour une telle circonstance. Le duc m'assure qu'il est inégal, indécis, et qu'au fond il ne se soucie de rien, ni des choses, ni des personnes. Je n'aurais osé vous mander tout cela par la poste ; cette lettre vous arrivera plus tard, mais avec sûreté. Vous la brûlerez, quand elle ne vous sera plus bonne à rien, et je vous prie de dire à Calonne d'en faire autant de celle que je lui écris.
J'ai pleuré en quittant celle qui se charge de ma lettre, et ses yeux aussi se sont mouillés. Vous parlerez de moi. Ah ! que je serai bien là !

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