M. De Vaudreuil au comte d'Antraigues
Coblence, le 19 août 1791
J'ai envoyé, mon cher comte, votre lettre à votre abbé et je vous l'expédierai pour Turin dès qu'il aura touché barre ici. Notre jeune prince est absent ; son zèle et son bon esprit lui avaient suggéré ce que Sérent et vous aviez cru nécessaire. Il est allé à Vienne et à Berlin, non pour assurer les secours qui nous sont promis, mais pour en hâter l'époque. Les peines, les fatigues, le travail et même les dégoûts ne sont pas capables d'arrêter le zèle infatigable de notre jeune héros. Aussi l'aimé-je bien ; aussi sera-t-il la gloire et le restaurateur des lis. Il est parti le 13, s'est arrêté chez l'électeur de Mayence, et sera aujourd'hui à Vienne. Peut-être ira-t-il à l'entrevue des deux monarques à Pillnitz ; mais du moins il verra sûrement le roi de Prusse avant de revenir ici. Je n'ai donc pas pu lui communiquer tout ce que vous me mandez pour lui ; mais je lui en rendrai compte à son retour, et vous pouvez être sûr qu'il prise bien votre zèle et votre talent. Votre travail avec Las Casas est d'une utilité importante ; continuez-le avec la même ardeur et le même succès.
Vous vous plaignez de n'avoir pas de réponse de notre prince ni de Calonne. Le premier est, en vérité, plus accablé de travail que je ne puis vous le dire, et je ne conçois pas comment il y tient. Le second a été à Londres, a été jeté avec sa voiture dans le Rhin près d'Andernach, et s'en est sauvé par miracle ; il vient de partir avec notre prince pour Vienne et Berlin ou Pillnitz, et, dans l'intervalle, a écrit des volumes aux dépens de son sommeil et de sa santé. Voilà sa vie. Ainsi vous le trouverez excusable de ne pouvoir suffire à tout. Il serait même impossible à la longue qu'il pût y résister, si on ne lui donne pas de bons aides.
Le chevalier de Roll vient d'arriver de Berlin. Fort fâché de s'être croisé avec notre prince qu'il venait chercher, il repart sur-le-champ pour courir après lui, et espère le joindre à Dresde. Il nous a apporté d'excellentes nouvelles, et je crois enfin que nos malheurs intéressent et arment l'Europe. Nous saurons du moins d'ici à huit jours à quoi nous en tenir et si les époques de nos espérances seront prochaines ou reculées. Si les mouvements sont prompts, ils seront sûrs ; si on retarde, la besogne deviendra difficile et incertaine.
On vient de nous envoyer un second ambassadeur des Tuileries ou de l'Assemblée, M. l'abbé Louis, qui nous était annoncé. Mais il a su à Bruxelles que sa mission serait au moins inutile et qu'elle pourrait même être dangereuse pour lui, et il est sur-le-champ retourné à Paris après avoir passé quelques heures avec M. de Mercy, que l'on croit disgracié et qui est parti pour l'Angleterre.
Le chevalier de Coigny a remis deux lettres du Roi, une à Monsieur, et l'autre à M. le comte d'Artois, et puis il est allé à Spa. Son objet en se chargeant d'une mission était, je crois, uniquement de se tirer du repaire des brigands et de n'y plus rentrer qu'en bonne compagnie.
Ce 22,
J'avais suspendu ma lettre, espérant que votre abbé arriverait ici et que, partant pour Turin, il vous la porterait. Mais, comme il n'arrive pas, je ne veux pas retarder ma réponse. Je viens de recevoir votre lettre du 11, et j'y réponds en même temps que la dernière.
Je veux vous gronder de trop croire les bruits qu'on se plaît à répandre relativement à la Reine. On ne veut pas assez calculer quelle est sa position affreuse, et, si elle a l'air d'écouter les enragés, c'est à coup sûr pour les tromper et les endormir. Ne mandait-on pas les mêmes choses avant son évasion ? Elle les trompait alors ; elle les trompe à présent, soyez-en sûr et très sûr. Elle est mère et femme ; serons-nous assez barbares pour ne lui pas pardonner des terreurs que ses infâmes ennemis n'ont que trop justifiées ? Mais je vous garantis qu'elle est bien loin de s'opposer aux secours que nous implorons. Vous dites qu'on se dégoûte d'attendre, et je suis loin de blâmer une impatience que je partage ; mais ne soyons pas injustes en décriant une princesse malheureuse, qui a bien prouvé, par l'effort qu'elle a fait pour rompre ses fers, qu'elle en sent toute la pesanteur. D'ailleurs c'est Louis XVI et Antoinette que nous voulons replacer sur le trône ; il faut donc dissimuler leurs torts, et non les exagérer. Mandez cela à ceux qui vous donnent des nouvelles très contraires à celles que nous avons. Les nôtres sont positives, palpables ; il ne faut pourtant pas les ébruiter, de peur de compromettre leur sûreté. Le temps découvrira la vérité.
J'ai lu avec transport votre ouvrage ayant pour titre : Point d'accommodement. Il est de la plus parfaite logique ; il démontre en style de feu le danger et l'impossibilité des accommodements, et il en peint la honte de manière à en préserver. Il me tarde bien qu'il soit imprimé et fort répandu. Il y a un article que vous ne traitez qu'en passant et qui ferait, à lui seul, l'objet d'un ouvrage bien important. Vous devriez travailler à démontrer jusqu'à l'évidence que les créanciers de l'Etat sont perdus, si l'anarchie actuelle subsiste encore six mois, que la banqueroute est comme faite et sera sûrement faite, et qu'il n'y a que le rétablissement de l'ordre qui puisse sauver une grande partie au moins de leurs créances.
Voilà nos colonies indépendantes jusqu'à l'époque où le Roi reprendra son autorité. Quelle perte, en attendant, pour le commerce et pour le numéraire que les échanges résultant de nos sucres, cafés et indigo produisaient à la France ! Traitez cette importante matière, et ouvrez les yeux de cette classe avide, qui ne cessera d'être révolutionnaire que quand son intérêt la rendra anti-révolutionnaire.
Votre mémoire adressé à M. de Las Casas est parfaitement bien fait et combat victorieusement le plus dilatoire, le plus absurde de tous les plans ; mais ne le faites pas imprimer, parce qu'il renferme des vérités politiques qu'il ne faut pas publier.
J'ose espérer enfin que nous touchons à la grande époque des vengeances et de la punition des brigands qui ont ensanglanté et, qui pis est, déshonoré notre malheureuse patrie. L'Angleterre, que nous redoutions, a fait une excellente réponse officielle à la Prusse et à l'Empereur qui sont parfaitement d'accord. On verra que Calonne ne s'était pas trompé et n'avait pas trompé dans ce qu'il a toujours dit avec assertion de l'Angleterre.
Vous savez à présent que le duc d'Havré est allé en Espagne, et, comme il y est connu et considéré, ce choix était encore préférable sous ce rapport à celui du marquis de Choiseul, dont je connais d'ailleurs les excellents principes et le talent ; mais je ferai connaître aux Princes le prix de son zèle et de son travail.
Quant au baron de Choiseul, la présence de M. le comte d'Artois et des Français contenait le déraisonneur. Réduit à lui seul, il redevient ce que la nature l'a fait.
Les nouvelles de Trevor sont rarement bonnes, et j'ai de la peine à croire que M. Mounier se montre à Aix-la-Chapelle. Il faudrait, pour y arriver, traverser bien des villes remplies de Français, auxquels le pair Mounier pourrait avoir affaire. Les chemins sont peu sûrs pour ces pairs futurs. On ne retient pas aisément la rage de deux mille français, victimes d'une révolution, dont le vertueux Mounier et compagnie ont été les premiers auteurs.
Rien n'est plus suspect que l'accident qu'a éprouvé M. de Calonne. Je pense, comme vous, que sa chute dans le Rhin n'est pas l'effet d'un malheureux hasard. Il y a beaucoup d'indices qui font soupçonner que c'est un assassinat prémédité ; mais à qui s'en prendre, quand il y a autant de scélérats soupçonnables ?
Je vous préviens, mon cher comte, de n'écrire en toute franchise que par des occasions ; les lettres de Turin ici sont ouvetes en route, j'en suis sûr.
Ma santé n'est pas bonne depuis quelques jours. Cependant les plus qu'espérances que nous avons me feront du bien.
Ecrivez-moi souvent et aimez-moi toujours comme je vous aime.
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