M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Vicence, ce dimanche 19 juin 1791, à minuit

Voilà, Monseigneur, des idées, des calculs, des raisons, qui nous ont paru si graves que nous croyons devoir vous les communiquer, même par un courrier ad hoc, et je vous envoie mon cousin, malgré sa ch.... p..se.
C'est un fait positif que l'Empereur, tout en disant qu'il n'y a rien de changé au plan arrêté par lui avec vous et envoyé aux Tuileries, retarde l'exécution de tous les principaux articles de ce plan ; que la lettre au Roi d'Espagne, qui doit décidé tout, mettre tout en mouvement, presser la protestation de la Maison de Bourbon, la faire suivre par le manifeste de l'Empereur, et, immédiatement après, appuyer ces deux actes préliminaires par des forces imposantes, n'est pas encore partie ; que l'Empereur n'a pad écrit au roi de Sardaigne, qui en témoigne sans cesse à Sérent sa surprise et son humeur ; que les agents du baron de Breteuil sont beaucoup plus écoutés que les vôtres par S.M.I. ; que l'article 15 de l'écrit porté par M. de Durfort aux Tuileries éprouve une contravention formelle, puisque les deux missions croisées, les deux entremises existent toujours, et qu'on peut dire en toute vérité que la confiance qu'on vous a témoignée dans un moment d'embarras ou de peur, ou était feinte ou n'était que l'effet d'une terreur instantanée ; que depuis la confiance réelle est tout entière au baron de Breteuil et à son agent Bombelles, qui vous déjouent.
Le bulletin que je vous ai envoyé par la poste, qui est de l'abbé Maury à d'Antraygues, dont vous devez taire le nom, est incontestable, puisque l'assemblée du côté droit a eu lieu, puisqu'on y a proposé un plan abominable, un accommodement honteux de la part de la Reine, qui ont été rejetés avec indignation ; toute l'intrigue est consignée dans ce bulletin et appuyée par un fait constant, puisque l'assemblée du côté droit a eu lieu. M. de Beaumetz et M. de Montmorin, agents de la Reine, ont proposé cet indigne plan, et sont convenus que M. le baron de Breteuil, destiné à être premier ministre, dirigeait ce plan. Ajoutez à cela que vous êtes mécontent de l'indécision des Suisses et de leur lenteur ; que le chevalier de Roll ne sera pas reçu à Berlin sous le rapport des affaires , que c'est M. de Bischofwerder qui l'a dit à l'Empereur ; que l'Empereur, qui avait approuvé la mission du chevalier de Roll, qui a vu ses instructions, qui l'avait accrédité lui-même en le recommandant au prince de Reuss, n'a rien opposé à M. de Bischofwerder quand il a appris par lui cette décision de la Cour de Berlin. Résumez tout cela : vous en concluerez que vous êtes indignement déjoué par la jalousie de la Reine, et par la faiblesse du Roi, qui cependant (d'après ce que mande l'abbé Maury) a au moins un oeil ouvert sur le compte de la Reine, et n'a plus de vraie confiance que dans l'ange que tous les honnêtes gens adorent.
Il faut donc recourir au remède ; quel est-il ? Le voici. Il faut envoyer un courrier sûr, intelligent, qui s'adresse directement au chevalier de Coigny, ou au chevalier de Durfort, ou au marquis de Clermont-Gallerande, ou à Vioménil, qui ont été témoins des ordres donnés au comte Alphonse de Durfort, qui ont le dépôt de l'écrit arrêté rn présence du Roi et de la Reine. Il faut que l'un des quatre témoins s'adresse directement à Mme Elisabeth, et que cet ange obtienne du Roi un plein pouvoir pour vous, qui détruise et annule tous les pleins pouvoirs antérieurs, et que vous annonciez que, si on vous le refuse, vous allez à la tête de la nombreuse noblesse qui vous entoure, risquer les grandes aventures pour sauver votre pays e la monarchie, dont chaque jour le danger augmente par les retards et les intrigues de M. de Breteuil ; que vous n'avez plus ni le pouvoir ni la volonté d'attendre, à moins que la confiance du Roi, bien prononcée à toutes les puissances, ne vous donne les moyens de rassembler promptement de grandes forces et de modérer par cette promesse non illusoire l'ardeur et l'effervescence des provinces et de la nombreuse et impatiente noblesse qui vous entoure et vous sollicite. Vous y êtes pleinement autorisé, puisque tout ce que vous a dit M. de Durfort est consigné dans un écrit existant en sûres mains; puisque vous n'avez agi, passé les Alpes que d'après cette assurance de la confiance et de l'autorisation du Roi ; puique votre marche a tout mis en mouvement dans le royaume, et qu'il n'est plus temps de suspendre ce mouvement. Vous n'obtiendrez ce plein pouvoir, l'annihilation des autres pleins pouvoirs, et d'éteindre, d'annuler le baron de Breteuil, qu'en faisant peur au Roi. Ce moyen de la peur, employé tant de fois avec succès pour produire tant de maux, qu'il soit du moins employé une fois pour produire le salut de la France !
Bien entendu, Monseigneur, que vous vous en tiendrez à menacer d'éclater, mais que vous serez bien décidé à n'en rien faire ; car vous perdriez tout. Sachez encore attendre et patienter ; vous serez le sauveur, l'arbitre et l'amour de votre pays. Ce n'est pas au moment de recueillir le fruit de votre sagesse, de rendre l'autorité à votre frère sans effusion de sang, en ménageant des peuples égarés, en ne livrant au glaive de la justice rétablie que les chefs coupables d'une criminelle révolution, qu'il faut risquer des entreprises téméraires, compromettre toute la noblesse et le clergé, qui sont encore dans le royaume sous les poignards et les assassinats des brigands, et compromettre aussi les jours de toute votre auguste famille. En montrant de grandes forces, précédées par des protestations et des manifestes, tout sera bientôt terminé, parce que la terreur fera tomber les armes des mains scélérates et que d'aussi grands appuis donneront une force réelle à tous ceux de l'intérieur qui pensent bien. Les enragés se trouveront placés entre ces forces extérieures et les mécontents de l'intérieur ; il n'y aura pas même de résistance, et les crimes n'auront pas lieu. Mais si, avec de faibles moyens, vous entrepreniez, des flots de sang couleraient d'un bout du royaume à l'autre, et vous auriez à pleurer d'avoir donné lieu à tous les crimes que vous voulez empêcher, et les résultats seraient incertains ; car si, d'un côté, la valeur et la justice combattaient pour vous, de l'autre, la rage et un reste de fanatisme de liberté rendraient la résistance terrible.
Si les quatre personnes que je vous ai indiquées n'étaient pas à Paris, le baron de Goguelat pourrait vous servir, ou bien l'homme que vous enverriez s'adresserait directement à l'ange. Il faudrait faire transcrire le bulletin de l'abbé Maury, en cachant son nom, et motiver par ce bulletin la crainte que vous ressentez pour les jours du Roi et de la Reine.
Que cette détermination ne se prenne qu'entre vous et Calonne et celui qui sera chargé de la commission. Ne la confiez à personne autre ; cela est bien essentiel.
Si on vous rapporte ce plein pouvoir, qui annule tous les autres, n'en faites part qu'aux puissances, et gardez-eb d'ailleurs le secret. Mais alors vous le signifierez à l'Empereur, à l'Espagne, à Turin, à Berlin, en Suisse, etc. et alors tout ira rapidement.
Il est possible que le voyage et le séjour de Padoue, où le duc de Polignac ne quittera pas l'Empereur, nous éclaircissent bien des choses, alors nous nous enverrons un autre courrier. Mais mon idée, que j'ai communiquée à M. de Las Casas et qu'il a infiniment approuvée, devait vous être transmise sans perdre de temps. C'est mon cousin que je vous envoie pour cela. Je ne lui donne que l'argent nécessaire pour sa course, n'en ayant pas moi-même encore reçu de Paris ; mais j'espère que si Monseigneur le garde avec lui, il voudra bien lui avancer ce dont il aura besoin. Si Monseigneur me le renvoie, je le prie aussi de lui faire donner ce qu'il lui faudra pour son retour. Vous trouverez aussi dans le paquet la dépêche du duc de Polignac.
M. de Las Casas ira à Padoue et fera l'impossible pour voir l'Empereur, et alors il lui donnera une rude poussée ; il s'y trouve suffisamment autorisé. Il lui démontrera, avec plus de moyens et de clarté qu'aucun autre, les dangers de cette intrigue et des retards qu'elle occasionne. Je le crois sur cela plus instruit que nous tous, et il est indigné. Oh ! cet homme est bien précieux, et vous est entièrement et exclusivement dévoué ! Nous en avons des preuves indubitables.
Ne confiez, je le répète, Monseigneur, tout ceci qu'à Calonne seul, et soyez sûr qu'en dépit des intrigues, tout ira bien. Le branle est donné, et aucune puissance sur la terre ne pourrait empêcher la contre-révolution. Il s'agit de la presser sans rien compromettre, et de l'appuyer par de si bons moyens que le sang innocent soit épargné et que la terreur prévienne et empêche les crimes.
Si mon cousin trouve en route Mme de Polastron, il lui demandera les paquets dont elle s'était chargée pour vous, et vous les portera.
Je n'ai rien de plus à ajouter que les expressions de ma tendresse, de mon dévouement et de mon respect pour vous.
On se porte bien ici, et on vous y aime bien.
Il est absolument essentiel que celui que vous enverrez ne sache pas lui-même qui a écrit et à qui on a écrit le bulletin ; c'est une condition expresse de l'écrivain à son correspondant. Je vous l'avais envoyé en chiffres par la poste ; mais, vous envoyant mon cousin, j'ai envoyé cherché à la poste la lettre que je vous avais écrite, et je joins à celle-ci le bulletin déchiffré.
J'apprends que M. le comte de Saint-Priest est parti pour voyager en Allemagne. S'il va droit à vous, il n'y a rien à dire, et il faut le bien recevoir, malgré quelques fautes d'orthographe. Mais, s'il ne va pas vous rejoindre, c'est une preuve de quelque suite d'intrigues, et il faut éclairer sa marche.
Si la lettre que j'ai envoyé reprendre à la poste m'arrive avant le départ de mon cousin, je la joindrai à ce paque ; mais, si on ne veut pas me la rendre, accusez-m'en, je vous prie, la réception quand elle vous sera parvenue. Il est aisé de la reconnaître, puisqu'elle renfermait le bulletin en chiffres.
Le comte d'Antraigues écrit un mot à Calonne pour lui rendre compte d'un fait relatif à la Suisse, et qui découvre une nouvelle intrigue du baron.
Il serait important, si vous prenez le parti d'envoyer quelqu'un de sûr à Paris, que le chevalier de Coigny, le chevalier de Durfort, Vlermont et Vioménil se ralliassent tous en cette occasion à l'ange pour déteminer le Roi à donner le plein pouvoir, sans lequel tout traînera ou manquera. Faites beaucoup de peur, mais soyez bien décidé à n'en être pas moins sage. L'abbé Maury, Cazalès et Des Pommelles, qui leur sert de secrétaire, pensent et disent à d'Antraigues que tout le bon côté pense qu'il vaut mieux que le mariage soit différé de quelques jours, pour que toutes les clauses soient bien stipulées et que tous les parents signent au contrat. Que ce soit là, mon adorable prince, la règle de votre admirable conduite.
Si vous avez avec vous un Suisse intelligent et sûr, ou quelqu'un qui parle bien allemand, ce serait le cas d'envoyer à Frauenfelden (ou Frauenfeld) avec une bonne instruction. Le comte d'Antraigues, qui ne sait pas la langue, ne peut pas s'en charger. Il écrit à Calonne.
M. de Las Casas me charge de vous dire qu'il attend tous les jours son courrier d'Espagne, et qu'il ne perdra pas de temps pour vous instruire des résultats ; mais nous savons positivement que l'Espagne est prête, et attend avec impatience l'appel de l'Empereur.
Ne ménageons pas les courriers, Monseigneur, dans une occasion pareille. Tout dépend souvent de quelques jours, et surtout de la sûreté des communications.
Ma lettre me revient de la poste ; je la joins à mon paquet.

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