M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Vienne, ce jeudi 20 octobre 1791
Me voilà en présence de mes bons, de mes chers amis, et votre coeur jugera (car il sait bien aimer) de ce que mon coeur éprouve. Oh ! j'en avais, ils en avaient bien besoin !
Je viens de lire la dépêche
que vous envoie le duc de Polignac. Malgré les cochonneries impériales qu'elle contient, comme réception du marquis de Noailles, etc., etc., nous ne sommes pas ici sans espoir que les choses ne prennent bientôt une meilleure tournure. Je crois que l'influence de Catherine s'y fait déjà sentir ; on est déjà honteux d'avoir reçu le marquis de Noailles, et nous espérons que la réponse de l'Empereur à l'acceptation du Roi ne plaira pas à l'Assemblée.
M. de Lucchesini, homme de beaucoup d'esprit, que je connais beaucoup, qui était favori du feu roi de Prusse et qui est fort bien traité par le roi actuel, est parti d'ici détestant la cour de Vienne, très décidé à engager son maître à agir, à soutenir vigoureusement les droits de l'Empire manifestement lésés, et il espère obtenir une mission près des Princes. L'exemple donné par Catherine peut produire cette imitation, qui, quoique tardive, serait d'un grand effet.
Je suis arrivé ici l'âme pleine d'idées noires ; et, après avoir causé à fond, mes pensées se sont dénoircies. M. de Kaunitz paraît ramené à la bonne route ; il est éclairé sur Spielmann ; il a de l'honneur et de l'élévation, et c'est sur lui qu'il faut fonder nos espérances. Il me paraît important que Calonne lui écrive par tous les courriers extraordinaires qui seront envoyés par vous à Vienne.
Je ne sais pas si je verrai l'Empereur, et je crois même que non. Rien ne pourrait me déterminer à être présenté par le marquis de Noailles, et, depuis qu'il a repris ses fonctions, l'ambassadeur d'Espagne ne présente plus les Français ; par qui serai-je donc présenté ?
J'ai regret de ne pas voir l'Impératrice et l'archiduchesse Marianne, qui sont parfaites relativement aux affaires de France. Pour Léopold, il s'est amouraché, à Pragues, d'une dame qu'il a fait venir ici, et il ne songe qu'à cela. Gaudeant bene nati. C'est ainsi qu'on perd un royaume, et tout est en bon train pour cela. On le déteste ; la démagogie est aussi forte à Vienne qu'à Paris, et pour peu qu'il s'endorme dans les bras de l'amour, il se réveillera détrôné.
Notre sort dépendra de la tenue des dispositions de Catherine, et je vous conseille fort de vous livrer entièrement et exclusivement à elle, de ne rien faire sans son attache et son appui. Elle entraînera l'Espagne, et alors par le midi de la France vous aurez un plein succès. Attaquer par le Nord, avec une puissance mal intentionnée derrière vous, me paraît très dangereux ; c'est attaquer le boeuf par les cornes. Au lieu que, l'Espagne une fois décidée par les conseils de l'impératrice de Russie, avec six mille Espagnols et le camp de Jalès, vous serez maître en peu de temps des provinces méridionales, et par conséquent du royaume. Causez, je vous prie, avec d'Albignac sur les moyens de décider son cousin à embrasser la bonne cause. C'est un homme important à avoir, et rien n'est plus facile par l'entremise de son beau-frère, qui est à Coblence et qui offre de partir et de le déterminer. Je crois qu'il serait bien fait d'envoyer plus tôt que plus tard le comte de Lautrec sur les frontières d'Espagne, près du Roussillon, pour s'assurer de Perpignan et de Bellegarde.
Mme de Polignac croit toujours que le Roi et la Reine songent à partir, et elle a quelques raisons pour le penser.
Vous devriez conseiller au Roi de se servir exclusivement pour son évasion de Brou, l'inspecteur des chasses. Cet homme, plein d'intelligence, de courage et de fidélité, a des moyens sûrs, si on veut s'en fier à lui. Il va toutes les semaines voir le Roi, et n'est suspect à personne. Il a à sa disposition un nombre de gardes, bien montés et aussi sûrs que braves, et il répond sur sa tête de la réussite. Qu'il nous le mène à Coblence, et le reste ira tout seul. Proposez-le du moins ; ce lui sera une preuve qu'on s'occupe avant tout de lui. Cet avis m'est venu de lieu sûr.
Aucun Français ne voit ici M. Noailles. Le bruit a couru qu'il voulait forcer son fils à porter la cocarde nationale, et nos jeunes gens étaient décidés à la lui arracher. ce jeune homme est fort malheureux, car on dit qu'il pense à merveille, est dans le coeur aristocrate et prêt à fuir la maison de son père. Que ne le fait-il ? On aurait du moins un Noailles dans le bon camp. Son père a quitté l'ordre de Saint-Lazare, et, par une inconséquence étrange, le fils porte l'uniforme des gardes du corps. Il serait assez plaisant que MM. les gardes du corps lui mandassent ou de rejoindre à Coblence, ou de quitter l'uniforme ; on rendrait un vrai service à ce jeune homme, qui se déciderait à suivre son corps et la route de l'honneur.
Le duc de Polignac me prie d'appuyer beaucoup sur l'article de l'abbé Sabatier, qui peut vous être ici de la plus grande utilité. Il va tous les jours chez M. de Kaunitz, es bien instruit, écouté, parfaitement intentionné. Comme les émoluments peuvent cesser à volonté, on ne risque rien de les donner, parce qu'on les arrête, si cela n'est bon à rien ; et, si cela est utile, on est plus que dédommagé de ce qu'il en coûte.
Je crois que vous feriez bien d'écrire à l'Empereur relativement à la réadmission de M. Noailles ; mais il faut une lettre raisonnée, et point une lettre d'humeur. Causez-en à fond avec Calonne, avant d'en parler au conseil.
Revenons à nous et à nos amis. J'ai rendu compte de la parfaite conduite et du plein succès de votre amie. Ses parents en étaient déjà à peu près instruits et enchantés. Ce que je leur ai dit a ajouté à leur satisfaction e à leur confiance ; ainsi la voilà près de vous sans inconvénients jusqu'aux grandes aventures.
Parlons à présent de moi. J'ai été malade en route, et, sans exagération, j'étais mort, si je n'étais pas venu ici. Ma tête était trop surchargée de combinaisons et de projets, et mon coeur était trop souffrant de la privation de mes amis. D'après cela, réglez ma marche à votre volonté ; un mot, et je pars à l'instant. Mais, si les instants ne pressent pas, si vos moyens ne sont pas prêts, si vous n'agissez pas promptement, laissez-moi un pe respirer, car mes forces morales et physiques sont épuisées. Laissez croire que je vous serai utile ici autant et plus qu'au conseil, et je crois que c'est une vérité. Je me sens éteint au conseil par la supériorité de Calonne et par la vôtre, e je pense que je vaux mieux par lettres qu'en paroles. Vous devez avoir reçu une lettre bien pressante de Mme de Polignac relativement à moi. Ah ! qu'elle avait besoin de me voir ! Mais déjà l'idée de mon départ prochain trouble sa joie. Je m'en fie absolument à votre amitié pour elle et pour moi ; alliez son bonheur et mes devoirs et en même temps mon utilité. Je ne peux mieux faire que de vous en laisser être l'arbitre ; mais, si vous me donnez quelque temps de plus, il faut dire que je vous sui utile ici.
Je crois que la Russie va donner le mouvement à tout, et il me paraît impossible que vous entrepreniez sans son appui et son conseil que vous lui avez demandés. J'ai vu tout le long de ma route les troupes de l'Empereur ; j'ai fait parler aux soldats pour savoir leurs dispositions et connaître s'ils étaient bien ardents pour entrer en France. Partout ils ont répondu qu'ils sont si fatigués de la guerre des Turcs que le repos est tout leur voeu et leur est nécessaire ; et en effet ils paraissent harassés. Il est donc indispensable qu'ils se reposent jusqu'aux premiers jours de mars ; alors ils iront avec ardeur. Les mieux intentionnés des généraux autrichiens disnet de même. Cela n'empêchera pas, si vous avez les Hessois et les troupes de Darmstadt, que vous ne commenciez avec vos seules forces, surtout si les Espagnols veulent en même temps faire diversion vers les frontières du Roussillon (ce qui se peut même l'hiver). Mais si vous n'avez pas les Hessois, que pourrez-vous faire dans le Nord, avec les eules promesses très hasardées de l'abbé d'Eymard ? Ayons de l'ardeur, mais point de témérité, ca il ne faut pas croire à tous les rapports ; il faut les examiner beaucoup avant de s'y livrer.
D'ailleurs, quand vos gardes du corps et vos gentilshommes seront-ils montés et armés ? Cela ne se fait pas vite, quand les moyens d'argent manquent. A votre place, je formerais beaucoup de compagnies de gentilshommes à pied, armés de fusils à deux coups, qui s'exerceraient à parfaitement tirer. Je ferais usage, pour ces compagnies à pied, des remparts de cordes proposés par M. de Guibert et qui mettent à l'abri de l'attaque de la cavalerie. Sur les ailes de ces compagnies à pied j'aurais des escadrons de gentilshommes, qui chargeraient lorsque la cavalerie naionale aurait été ébranlée par le feu de cette bonne infanterie. Cela est moins cher et plus praticable que de monter toute cette noblesse, où les marins, les artilleurs, les officiers d'infanterie et les gentilshommes qui n'ont pas servi se trouveraient bien embarrassés de mener leurs chevaux. Les gardes du corps, les companies rouges et quelque gendarmerie, les escadrons auvergnats et quelques autres, voilà à quoi je réduirais ma cavalerie. On pourrait faire un corps de tous les bourgeois qui veulent passer, et en donner le commandement au brave Malseigne, dont le ton militaire et franc leur plairait à coup sûr et qui en tirerait un très bon parti. Je pense encore que vous devriez prendre un jour tous les quinze jours pour aller visiter les gardes du corps, les escadrons auvergnats, et consacrer quelques jours à aller voir l'établissement d'Ath, si intéressant par le bon esprit qui y règne. Là gît l'honneur dans toute sa pureté, et l'âme de mon prince doit s'y montrer sensible. Cela sera du meilleur effet.
On dit que M. d'Hénin vous envoie sa démission. Il est important de le bien remplacer. Pauline m'avait persécuté pour vous proposer mon cousin ; mais j'y ai résisté, sans lui en dire les raisons. C'est un M. de Saint-Simon ou M. de Vassé qu'il faut préférer à tout. Un homme qui aurait fait la guerre, qui aurait de la fermeté (et elle est plus nécessaire que jamais pour vos gardes), me paraîtrait devoir décider votre choix, et cela plairait à la noblesse, qu'il faut contenter. Ceci est pour vous seul.
Je crois très essentiel que le traitement de vos gardes ne soit pas plus fort que celui des gardes du corps, et déjà on murmurait des préférences données aux premiers.
Tâchez de décider Monsieur à donner à dîner, à présent que la saison devient rude ; car ce genre de vie n'est pas praticable et dégoûte tout le monde. Monsieur peut avoir un fort bon souper pour lui et huit ou dix personnes qu'il y admettra.
J'ai rêvé tout le chemin à tous ces petits détails, et je profite du départ de Chabannes pour vous les marquer avec toute la franchise que donne un vif et tendre intérêt.
Le baron d'Escars marque à Polignac que si le roi de Suède a de l'argent, il s'embarquera, fût-ce en novembre, et il espère que l'Espagne et la Russie lui en donneront. Il est furieux contre l'Empereur, et ce sentiment gagne tout le monde ; malgré cela, il ne faut pas rompre, car c'est la plus grande puissance encore.
On est étonné à Vienne et partout que votre protestation n'ait pas encore paru. En France, tout le monde l'attend. Je désire bien de toute manière que notre ami soit en état de la faire promptement. Pressez pour cet objet ; beaucoup de gens indécis n'attendent que cela.
Mme de Polignac vous mande une chose très positive sur un projet d'évasion prochain ; cela vient de lieu sûr. Mais parlez du petit Brou ; on vous en saura gré. Envoyez un homme exprès pour cela.
Le duc de Polignac a ici une machine bien montée pour être désormais instruit de tout ce qui se passera ; mais il ne peut vous confier ses moyens par écrit, parce qu'une seule indiscrétion les lui ôterait tous. Il vous supplie de lui envoyer deux fois par semaine un bulletin bien fait et bien arrangé des nouvelles de France et de tous les pays, et de le tenir au courant des instructions données à Roll, à d'Escars, à Esterhazy et au duc d'Havré, avec lequel on ne communique pas en Espagne. L'intrigue de Godoï y prévaut, et il est bien essentiel d'éclairer sur ce fait important , car il est à la propagande, et l'Espagne y court de grands dangers.
De grâce, écrivez un mot, ou engagez Calonne à écrire au comte d'Antraigues. Il se tue pour vous servir, et il ne reçoit pas la plus légère marque de satisfaction.
On néglige trop aussi Las Casas. Vous me direz que c'était ma faute. Eh bien ! j'en conviens ; mais c'est que j'en avais au-dessus de mes forces, et si cela avait continué, je devenais fol ou imbécile, et j'en suis encore tout près.
J'ai trouvé Mme de Polignac plus jolie que jamais, la comtesse Diane engraissée et bien portante. Idalie vient d'accoucher avant terme ; son enfant est mort, et Armand en est désespéré ; mais la mère se porte bien, et il aura le temps de réparer, si cela n'est pas déjà fait.
Qu'on n'ouble pasdans la protestation de rendre les municipalités, départements et gardes nationales répondants des propriétés et de la sûreté de la noblesse et du clergé. Cet article est bien nécessaire. Il faut aussi appuyer davantage sur l'intérêt de la religion.
Chabannes va partir, et je suis obligé de finir en suppliant Monseigneur de recevoir avec sa bonté ordinaire l'hommage de ma tendresse et de mon respect.
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