M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Vicence, 24 mai 1791

Je m'empresse de vous mander, Monseigneur, que j'ai trouvé tous nos amis en bonne santé ; même la comtesse Diane est un peu mieux. Que de questions m'ont été faites, et avec quel intérêt, sur vos espérances ! J'ai répondu de mon mieux à tout et on m'interroge toujours. Outre l'entretien général, toujours relatif à vous, j'en ai eu plusieurs particuliers, où de part et d'autre on s'est attendri et puis animé. Enfin ici on vous aime bien ; voilà une grande vérité.
Je viens de recevoir une lettre du comte d'Antraigues, de laquelle j'ai cru devoir vous rendre compte et copier un article important. Il faut que vous sachiez d'abord qu'il a un de ses amis, très bien pensant, qu'il a engagé à entrer au club jacobite, qui y fait l'enragé, et qui lui rend compte de tout ce qui s'y passe. Cela établi, voilà ce qu'on lui écrit du 10 mai :
"On parle ici beaucoup d'une ligue formidable entre presque tous les souverains de l'Europe. Ces propos causent d'étonnantes terreurs. Hier 9 matin, MM Lameth, Menou et Pétion de Villeneuve, nommé le 7 de ce mois commissaires du comité des Jacobins pour conférer avec M. Montmorin à ce sujet, se rendirent chez cet homme, le plus singulier politique de l'univers apparemment, car il les chargea de dire au comité qu'il y avait eu des vélléités à cet égard fort exagérées, ayant la réclamation d'Alsace pour obje, mais que la situation des puissances prépotentes rendait ces vélléités peu dangereuses, et que, dans tous les cas, le moment où elles pourraient mériter l'attention du comité était fort éloginé.
La dite réponse fut remise le 9 à midi par écrit à Menou. Le même jour, 9 mai, le comité des Jacobins se rassembla à sept heures du soir. La réponse du Montmorin y fut lue et ne satisfit pas les chefs jacobites, et M. Laclos surtout prétendit que M. Montmorin ne savait ce qu'il disait. Il entra dans de grands détails sur la ligue, sur ses plans, ses moyens, et ajouta que ces plans n'étaient pas douteux, que M. d'Orléans avait reçu de Londres, et par la voie la plus sûre, ces détails de gens employés dans l'intimité du cabinet et aux afaires les plus majeures. M. d'Orléans se leva aussitôt, tira sa note qu'il dit être écrite en anglais, et en lut des lambeaux, où l'on annonçait une coalition entre l'Espagne, l'Empereur, la Suisse, la Prusse, la Savoie, et toute l'Allemagne pour rétablir l'aristocratie royale en France.
A cette lecture il y eut des visages fort pâles et fort allongés, et le profond silence qui régnait fit dire à M. Laclos que peut-être ce qu'il y avait de plus accablant était l'effet que produisait cette nouvelle sur tout le comité ; qu'il fallait aller à la racine du mal, couper la racine du mal ; mais que cette frayeur universelle lui annonçait que, si les faits dénoncés étaient vrais, la constitution serait fort mal défendue.
Alors M. Roederer proposa que les comités militaire et diplomatique se réunissent sur le champ, cette même nuit, pour aviser de concert aux décrets qu'il serait convenable de faire rendre, soit pour garnir les frontières, soit pour se procurer des ressources.
Les deux comités s'assemblèrent à dix heures du soir, et ils restèrent assemblés jusqu'à deux heures du matin. Le club jacobite traita d'autres affaires sans désemparer, et le rapport fut que, tout examiné, il n'y avait nulle crainte à avoir pour l'intérieur, et que l'on avait les moyens d'apaiser toute insurrection, quelle qu'elle fût, aussitôt qu'elle apparaîtrait ; mais que, quant à renoncer à une ligue telle que celle qu'on annonçait, qui, aussitôt en mouvement, mettrait en action tous les mécontents de l'intérieur et placerait les patriotes entre deux feux, les comités n'y voyaient aucun moyen défensif d'aucune espèce ; qu'il fallait, s'il était possible, désunir cette ligue, en corrompant les ministres des puissances liguées, en corrompant leurs troupes ; mais qu'avant tout il fallait un autre homme que M. Montmorin, qui est incapable d'une aussi grande affaire. Cela dit, on se sépara fort tristes et les chefs fort abattus.
On ajoute que le duc d'Orléans a deux paquebots prêts pour le transporter en Angleterre, l'un à Paimboeuf, l'autre à Boulogne ; et M. Laclos a eu la naïveté de proposer, dès le 6 mai, qu'il fûr décrété que pour sortir du royaume il ne faudrait jamais de passeport. Mme de Sillery est à voyager dans les provinces avec de l'argent et deux assistants aux clubs affiliés au club jacobite de Paris. Je ne sais si c'est pour une pareille fête que les chefs de tous les clubs affiliés ont reçu une invitation de celui de Paris pour envoyer deux de leurs membres par chaque comité à celui d'Aix en Provence, pour assister à un grand comité de tous les amis de la constituton, qui doivent délibérer sur les affaires les plus urgentes."
Je crois, Monseigneur, que vous ferez bien de communiquer cet extrait à Calonne. Il prouve évidemment que la terreur est déjà parmi les enragés ; qu'ils n'ont aucun moyen de défense que les crimes ou d'autre ressource que la fuite. Il me paraît nécessaire que toutes les puissances soient instruites du projet de les désunir, de corrompre leurs ministres et leurs troupes, et il me semble qu'on peut faire veiller avec de l'argent sur les paquebots de Paimboeuf et de Boulogne.
Tout ceci prouve que les moyens partiels (qui vous sont à présent interdits) seraient détestables et sans succès, mais que l'effet d'une grande réunion de forces sera sûr, qu'elle épargnera beaucoup de sang et sauvera votre malheureuse famille et la monarchie ; ce sont là tous vos voeux. Ne vous écartez pas de ce plan, quoi qu'on vous puisse dire. Ce n'est pas au moment où vous êtes certain de recueillir ce que vous avez si laborieusement semé, qu'il faut risquer d'en perdre le fruit par une précipitation déplacée. Souvenez-vous des deux points essentiels, de l'intérieur, de Paris et des moyens de parer aux crimes des enragés, et de sommer Bouillé des engagements qu'il a pris. Il vaudrait peut-être mieux qu'il restât à Metz, s'il est sûr de ses troupes. Je crois aussi bien important, à cause de l'opinion, d'avoir le maréchal de Broglie. N'oubliez pas de rappeler près de vous 88. Il faudrait faire surveiller par le duc d'Orléans ; il ne faut pas qu'il en sorte. Il me paraît nécessaire aussi de faire répandre dans l'intérieur beaucoup de petits imprimés pour le peuple, de profiter de la rétractation des curés assermentés et de l'effet du second bref. Voilà toutes les réflexions que mon zèle me fournit.
Il est encore bien important de rétablir l'étiquette militaire, et de beaucoup soigner votre santé et votre personne jusqu'au moment d'agir. Alors mon prince sera aussi brillant qu'il a été sage. Que j'ai d'impatience d'apprendre votre arrivée en bonne santé et l'effet qu'elle aura produit !
Je mets aux pieds de mon prince mes voeux, ma tendresse et mon respect, et tous ceux de la colonie.

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