M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Vicence, ce 26 juin 1791

Nous sommes ici dans une ignorance de nouvelles qui nous déplaît mortellement. Depuis votre départ d'Ulm, nous n'avons pas un mot de vous, Monseigneur ; et Calonne, depuis son départ de Vérone, m'a écrit une seule fois quatre ou cinq lignes. Cependant j'écris des volumes, sans avoir rien de bien nouveau ni de bien saillant à mander.
La marche de l'Empereur est toujours d'une incertitude insupportable. Il dit au duc de Polignac à Milan qu'il n'avait plus rien à y faire et qu'il en partirait sous peu de jours pour aller à Padoue, où il le reverrait. C'était à peu près une audience de congé qu'il donnait au duc, qui partit en effet et revint ici. Il est depuis deux jours à Padoue à attendre l'Empereur qui n'arrive pas. Je viens d'envoyer à la poste, d'où on m'a fait dire que les ordres sont donnés à Montebello et ici pour son pasage aujourd'hui. Ld. avait promis au duc qu'il lui écrirait s'il y avait quelque chose de nouveau à lui mander ; apparemment qu'il n'y a rien eu, car il n'a point écrit.
On me mande de Suisse que M. le baron de Breteuil va partir de Soleure pour Bruxelles, et qu'il presse beaucoup les préparatifs de son départ. Vous êtes à portée d'être instruit de ce fait, qui, réuni à toutes les autres données, n'est pas indifférent, d'autant qu'il est très lié avec M. de Mercy.
On répand et on fait répandre en Suisse que vous êtes fort mal avec M. le prince de Condé ; qu'il y a beaucoup de division parmi les gentilshommes réunis sous vos drapeaux ; que certainement les puissances ne vous donneront aucun secours. Mme la duchesse de Brancas l'a dit à plusieurs reprises à Lausanne, où elle a été passer quelques jours. Tout part de la même boutique. Patience et toujours patience, mon prince ; car la précipitation gâterait tout, et il faut de grands moyens pour épargner le sang et empêcher de nouveaux crimes.
Las Casas est à Padoue, bien décidé à parler au nom de l'Espagne.
On dit toujours qure le roi de Suède va à Spa ; j'espère, si ce voyage a lieu, que vous le verrez, que vous le consulterez. Je sais qu'il est plein d'ardeur pour le rétablissement de notre monarchie et d'estime et d'intérêt pour vous.
Vous avez sûrement reçu de gros paquets que je vous ai envoyés par Mme de Polastron et ensuite par mon cousin. J'en attends les réponses avec bien de l'impatience ; car, vu les réticences de l'Empereur, nous sommes moins à portée de savoir que vous, qui avez tous les jours des nouvelles et qui pouvez correspondre avec Bruxelles. N'épargnez pas les courriers, s'il y avait des choses importantes à mander, car les postes sont peu sûres, je vous en avertis.
J'ai l'honneur de vous envoyer une lettre de Flavigny, qui me mande une chose bien extraordinaire. Un homme d'esprit, qui arrive de Vienne, l'a assuré que, depuis le commencement de la révolution, Léopold correspond avec La Fayette. Cet homme dit qu'il en est sûr, et l'a appris par les valets de chambre de Léopold. Je ne crois pas à pareille chose ; mais, comme on me dit de vous le mander, j'ovéis.
Le même Flavigny me confirme les bruits d'insurrection en Savoie et à Turin. Ce sont de grands avertissements pour tous les rois de la terre ; mais ils paraissent frappés d'aveuglement. Il est sûr, d'après toutes les nouvelles, que la propagande redouble ses efforts, et réussira si on lui laisse du temps. Une partie de la Suisse, et principalement le pays de Vaud, est gangrenée, et on me mande de Bruxelles que tous les jours il y a du train. Les troupes y font encore leur devoir ; mais il ne faut qu'un moment pour tout perdre, et nous savons que le régiment qui est à Insprück n'est pas sûr. C'est par un voyageur sûr qui a fait le démagogue avec un Français qu'il a vu à Insprück, et qui en a tiré que ce Français est à Insprück pour corrompre ce régiment et qu'il a parfaitement réussi, que nous avons appris ce fait. Nous en instruisons l'Empereur, mais le croira-t-il ? En tout, je suis dans ma quinzaine de noir, et, à moins que quelque chose de positif et d'important ne me vienne tirer de ma tristesse, j'y resterai opiniâtrement.
Instruisez-nous par une occasion de ce qu'auront rapporté Christin, Alexis ; de ce qu'aura produit le message de Bonnières, du baron de Goguelat et du comte Alphonse. Tout me paraît encore bien embrouillé et cependant le Béarn, le Roussillon et le Vivarais vont éclater sans attendre les appuis. Cela me paraît inévitable. Que Dieu nous aide, car il n'y a que lui d'honnête et de sûr ! Je n'en puis plus.
La comtesse Diane est un peu mieux, et je commence à esperer. Les eaux continuent de faire grand bien à Mme de Polignac. L'une et l'autre me chargent de vous parler de leurs voeux et de leur tendresse pour le plus loyal et le plus intéressant des princes.
Je me mets à ses pieds et dans ses bras.

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