M. De Vaudreuil au comte d'Antraigues
Coblence, le 28 septembre 1791

J'attends toujours pour vous dire des choses positives, mon cher comte ; mais je nage encore dans l'incertitude et le vague. Je n'ai pas assez de sagacité pour pénétrer la politique des puissances et leur accord avec les Tuileries. Je vois bien qu'on nous trompe sans cesse ; mais je ne vois pas l'intérêt que les unes et les autres ont à nous tromper, quand je les vois au contraire intéressées à nous aider, puisque nous ne voulons que les servir. Quelques grandes et criminelles intrigues frappent ma vue ; mais je ne suis pas assez positivement éclairé sur leur but et leur nature, et pas assez habile pour découvrir les remèdes. En conséquence je me suis préparé, résigné à tout, sans faiblesse, sans terreur, et presque sans regrets. Voulez-vous que je vous dise pourquoi ? C'est que la fin de tout est la mort, et que je la vois sans crainte et même avec joie. Ces temps cruels ont appris et invitent à mourir. Je sens que ma santé succombe à un travail fort au-dessus de mes forces ; ma tête n'est pas assez vigoureuse pour le supporter.
Il y a bien longtemps que nous n'entendons plus parler de l'Espagne, et j'en conclus que tout ce que vous m'avez mandé n'a que trop de fondement. Auri sacra fames ! Nous avons peu d'or, et ce siècle n'est pas celui de l'énergie ; il est celui de la corruption. Nous avons peu d'or, et nous ne sommes que purs et fidèles ; nous devons succomber. Toutes les lenteurs de la cour de Vienne entraînent celles des autres puissances, et réduits à nos moyens qu'obtiendrons-nous ? quelque gloire et la fin de nos maux. C'est quelque chose, et notre lot vaudra mieux que celui des lâches qui nous survivront.
Concevez-vous par quelle intrigue on a fait revenir de votre pays le marquis d'Apcher, M. de Roquefeuille et tous les gentilshommes dont la présence y était le plus nécessaire ? Cette émigration est irréparable. M. l'abbé de La Bastide m'écrit de Chambéry qu'il s'en désole et nous avons par écrit signé de lui que c'est lui-même qui l'a opérée. Il y a là-dessous quelque mystère que je ne pénètre pas ; aidez-nous à y voir clair, si vous pouvez. Le monde est plein de ceux qui veulent servir exclusivement et qui ne permettent pas le bien qu'on ferait sans eux. Il faudrait cependant avoir un lit avant de tirer à soi la couverture.
Cette acceptation du Roi ! Oh ! dieux, quelle honte, quel malheur ! La lettre des Princes a, dit-on, fait un grand effet ; on se l'arrache ; mais on a répandu qu'elle est supposée, et personne ne bouge. La terreur est dans tous les esprits, et les moins poltrons finiront par être les maîtres.
Parlez-moi donc de M. de Las Casas. Il y a longtemps que son silence et le vôtre nous étonnent ; il faut qu'on intercepte les lettres.
Calonne est épuisé ; il est malade dans ce moment. Cela nous tourmente beaucoup. Il n'y a point de force humaine qui puisse résister à tout ce qu'il fait. Quelle en sera la récompense ? la persécution des intrigants, l'ingratitude de ses maîtres, et l'abrègement de ses jours : voilà la vie.
Bonjour, mon cher comte ; je vous embrasse comme je vous aime.

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