M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Vicence, ce 29 juin 1791

Nous venons de recevoir un courrier de Turin, qui nous est envoyé par Sérent et qui s'était arrêté à Milan pour remettre à l'Empereur une dépêche de Sérent.
La nouvelle qu'il nous apporte nous paraît appuyée de tant de vraisemblances sur le départ du Roi, de la Reine et de M. le Dauphin, que nous nous livrons à cet espoir. Le bulletin disait que le Roi était parti depuis sept heures, quant l'Assemblée a appris cet important événement. Une aussi grande avance nous fait espérer que rien n'aura pu empêcher la marche du Roi, qui d'ailleurs doit avoir été combinée avec vous, avec l'Empereur, et avec Esterhazy, puisque Leurs Majestés (suivant la nouvelle) se dirigeaient vers Tournay. Sept heures d'avance doivent suffire pour assurer la sortie du royaume, et, quand même Leurs Majestés ne seraient pas sorties, le Roi sera libre et maître hors les fers des enragés de Paris.
L'Empereur nous a fait dire par le courrier qu'il partirait aujourd'hui, mercredi, de Milan pour Vicence et Padoue, et que, si cette nouvelle se confirmait, il nous verrait ici à son passage.
Jugez combien le coeur nous bat ! Il est impossible d'exprimer tous les mouvements de joie, de crainte, d'espérance, qui se succèdent dans nos âmes.
J'ai envoyé sur-le-champ mon fidèle Schmit à Padoue pour instruire M. de Las Casas de nos espérances. Je viens de recevoir sa réponse, digne de l'ambassadeur d'un Bourbon. La moitié de sa lettre est pour vous et il gémit en ce moment des devoirs qui le retiennent.
Vous saviez sans doute ce projet, Monseigneur, et vous n'en avez pas fait part à votre fidèle serviteur, à votre ami ! Vous m'avez privé d'être le témoin du plus beau des moments. Mon extrême sensibilité en souffre, je l'avoue ; mais en même temps la raison me dit qu'un aussi important secret ne devait pas être confié à la poste, ni même à un courrier, et mon coeur se plaît à excuser le vôtre. J'attendrai l'Empereur pour apprendre la confirmaion de ce départ, et je me flatte aussi que nous recevrons un courrier de vous ; et pendant ce temps je vais faire les arrangements de mon départ, avoir une voiture, car la mienne n'est pas en état de me conduire, et je partirai avec Armand, aussi empressé que moi de vous porter son coeur et son bras. Il ne fallait pas me confier un secret aussi important, parce qu'une lettre peut être égarée, parce qu'un courrier peut être infidèle ; mais comment ne m'avez-vous pas fait dire, sans autre explication : "Pars à l'instant ; j'ai besoin de toi !" Ah ! mon cher prince, voilà le seul tort que vous ayez jamais eu avec moi ! Je ne suis pas tout à fait heureux, parce que ce poids m'est bien lourd, et parce que j'ai encore des craintes sur le succès de l'événement.
Vous avez dû, si vous étiez instruit, trouver les lettres que je vous ai fait parvenir bien folles ; mais tout nous faisait croire que vous étiez trompé, alors que nous ignorions le motif des tromperies. Tout est à présent expliqué de la plus belle manière, et voilà nos souverains réhabilités dans l'opinion de l'univers. C'est une de mes plus grandes jouissances. Toutes les lettres de Paris disaient que la Reine intrigait pour parvenir à de détestables accommodements ; qu'elle voulait une seconde législature ; enfin qu'elle trompait tout le monde, tandis qu'elle ne trompait que les véritables ennemis du trône et de la religion. Ah ! la voilà bien justifiée par cette grande démarche, e vous serez le premier sans doute à leur rendre hommage, à donner l'exemple de cet amour, de cette fidélité, de cette pureté qui ont toujours guidé vos démarches et votre belle conduite.
Le plus important est fait, si le Roi est libre ; mais tout n'est pas fait encore, et il faut, en rétablissant le trône, lui donner des soutiens que rien ne puisse plus détruire. Qu'allez-vous faire de toute cette belle noblesse qui vous entoure ? Je crois que le plus pressé est de rétablir des compagnies d'hommes d'armes pour l'honneur et la défense de la monarchie. Ce rempart inexpugnable s'élèvera contre toutes les nouvelles attaques des conjurés, et rien ne pourra plus menacer le trône quand il sera entouré par de pareils défenseurs. Un article bien important, c'est que les propriétés du clergé soient rétablies ; car si, le Roi devenu libre, il y avait une seule propriété violée, il n'y en aurait plus aucune de sacrée, pas même celle de l'Empire. Et d'ailleurs la conduite du clergé a été si belle, si courageuse, qu'il faut lui en donner la récompense, et sa cause est réunie à celle de la noblesse et du trône. Mais vos idées sur ces grands objets sont pures comme votre coeur et il es inutile que je vous en parle.
Je viens à mes amis, et je mets leurs intérêts dans vos mains. Quelque désir qu'ils aient de porter aux pieds de leurs souverains et de leurs bienfaiteurs leur joie, leurs respects et leur tendresse, ils doivent attendre ; et, dans cette circonstance, ce que votre amitié avait imaginé pour eux est ce qu'il y a de mieux et de plus sage et de plus décent. Achevez votre ouvrage, et que, de l'aveu du Roi et de la Reine, ils aillent à Vienne. Ne perdez pas cet objet de vue. Je pense que leur bonheur y est attaché, et que vous ne serez pas parfaitement heureux, si vous n'avez assuré le bonheur de vos amis.
Quant à moi, combattre, s'il le faut, à côté de vous, parer les coups qu'on voudrait vous porter, voilà mon ambition et ma fortune.
Daignez porter mes hommages et ma fidélité aux pieds de mes souverains. Ils savent que je les ai bien servis, en étant le compagnon de votre retraite qui les a sauvés tous. J'en ai la récompense, puisque vous m'aimez, et je n'en veux pas d'autre.
Et Calonne ? Se servira-t-on de ses sublimes talents ? Reconnaîtra-t-on enfin la pureté de son zèle, de son courage ? Je le souhaite pour la gloire de mon pays plus encore que pour celle de mon ami.

retour vers la correspondance de M. de Vaudreuil