M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Vienne, ce 2 novembre 1791

Flachslanden me mande que vous avez eu la bonté de m'écrire, Monseigneur, et de me donner quelques jours de plus ; mais je n'ai pas reçu votre lettre. Je profiterai cependant de cette augmentation de congé, et j'en profiterai forcément, parce que j'ai besoin de me refaire de plusieurs jours de fièvre que j'ai eue en route et depuis mon arrivée ici. Tout ce que je vois, tout ce que j'apprends ne contribue pas peu à me rendre malade. L'insouciance de ce pays-ci relativement à nos malheurs est au-delà de toute expression. Je ne désespère pourtant pas que les yeux ne s'ouvrent et que la lumière ne vienne frapper, venant à la fois du nord et du midi, de la Russie et de l'Espagne.
On mande que vous allez vous établir à la ville. Je voudrais bien y trouver un petit logement pour Pauline, son mari et moi. Je n'ose vous supplier de charger quelqu'un de me trouver cela.
Le duc de Polignac ne reçoit pas un mot de Coblence ; il serait pourtant nécessaire qu'il fût un peu plus au courant des nouvelles. Tous vos agents se plaignent qu'on ne leur écrit pas, et le baron d'Escars vous a sûrement instruit que le roi de Suède est étonné et choqué que vous ne lui écriviez pas vous-même. On ne peut pas dire qu'il ait tort ; il se conduit assez bien pour qu'on lui marque confiance et reconnaissance. Il était convenu que tous vos agents recevraient un ou deux bulletins par semaine, et cela est indispensable. Veillez donc, Monseigneur, à ce que cela soit fait.
Je ne suis pas content de la santé de la comtesse Diane, ni même de celle de Mme de Polignac, qui a de vives douleurs au foie et qui recommence des remèdes. Pour Idalie, accouchée avant terme, elle ne s'en porte que mieux, et je crois que cet accident sera bientôt réparé, sil ne l'est déjà.
Je suis ici aussi content des Hongrois que je le suis peu des Autrichiens. Les premiers sont très sensibles à nos malheurs et ardents pour qu'on y remédie ; les autres au contraire sont ou indifférents ou même bien aises de ce qui nous arrive.
La mort du prince Potemkine est un bien grand événement ; mais je ne crois pas qu'il change rien aux nobles intentions de l'impératrice, car celle-là a ses idées à elle, indépendantes des caprices de ses ministres, et les assignats ne parviennent pas en Russie.
Je compte être en état de partir le 8. Si la gelée continue, j'irai assez vite ; mais si le dégel vient, avec la prodigieuse quantité de neige qui est déjà tombée, je ne sais comment j'arriverai. Je suis, je vous l'avoue, effrayé des deux cent cinquante lieues que je vais faire dans cette saison. L'hiver s'annonce ici d'une manière menaçante et deux mois avant le mois ordinaire.Je vous supplie, Monseigneur, de mettre aux pieds de Monsieur l'hommage de mon respect et de recevoir avec votre bonté ordinaire celui de mon dévouement et de ma tendresse.
J'espère que le petit accident qu'a eu l'hôtesse de Mme Grand n'a pas eu de suite ; on me mande que ce n'est qu'une transpiration arrêtée.
Calonne ne m'a pas écrit un mot, pas plus que vous, et je vous boude tous les deux.

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