M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Vicence, 31 mai 1791

C'est aujourd'hui, Monseigneur, que nous attendons des nouvelles de votre passage à Insprück ; vous concevrez aisément notre impatience. On nous berce ici de nouvelles incroyables ; le bruit de Venise est que, deux jours après votre départ de Vérone, un courrier, venu en cinq jours de Paris pour vous y chercher, a répandu que le Roi et la famille royale étaient partis le 18 de Paris. Il est certain que c'est M. Pisani, podestat de Vérone, qui a mandé cette nouvelle au pregadi. Tout Vicence y croit, nous exceptés.
Le duc de Polignac est depuis dimanche à Milan. Son retour pourra nous apprendre des choses intéressantes ; il nous rejoindra à Venise où nous allons tous pour la fête de l'Assomption. Mme de Polastron et Mmes du Poulpry et Le Féron logeront avec nous ç la Madonna del Orto. L'ambassadeur d'Espagne leur avait offert de loger au palais de France, M. Durfort n'y étant pas encore ; mais elles ont préféré de loger avec nous. Toute la colonie se porte à merveille, excepé la pauvre comtesse Diane, que je crois bien malade. Il y a cependant, à mon gré, un peu de mieux dans son état. Elle a commencé l'usage du lait, et il est possible que ce régime la guérisse, si elle s'y tient ; mais elle change perpétuellement de régime et de remèdes, et l'agitation de son esprit fait bien du mal à son pauvre corps. C'est encore là une des nombreuses victimes du chagrin. Rien de plus touchant que les soins continuels de Mme de Polignac pour la pauvre comtesse. C'est à présent son ubique occupation. Jamais on a eu une plus belle âme que celle de cette femme tant calomniée.
Nous sommes tous persuadés que Bombelles est allé à Milan ; il a dit à Mme de Guiche à Lausanne qu'il partait pour une course secrète avant d'aller à Soleure, et lui a raconté que c'était lui qui avait tout arrangé avec l'Empereur ; que sans lui on aurait rien terminé. Enfin, c'est un prodige que ce petit homme, et il est fort content de lui. Ce que je crois, , c'est qu'il a éé accaparé par son ancien maître et ne voit que par ses yeux qui ne valent rien ; car, de mauvaises intentions, je l'en crois incapable. Le duc de Polignac s'informera s'il a paru à Milan.
Le ton de Lausanne est en tout bien mauvais, et on y craint plus les succès de Calonne que les progrès de l'anarchie ; l'esprit Necker y agit toujours. Voilà ce qu'on en mande. Sans la fermeté du bailli de Lausanne, cette ville fermenterait même beaucoup.
Las Casas a demandé au comte d'Antraigues un mémoire sur les dangers d'une seconde législature. Ce mémoire est fait et lui a été remis. Las Casas a apparemment intention de l'envoyer en Espagne.
Voilà le peu de nouvelles dont je peux vous rendre compte ; depuis votre dépat, nous sommes peu instruits ; au retour du duc nous en saurons davantage.
Je mets aux pieds de mon prince ma tendresse, mon dévouement et mon respect.

P.S. Mme de Polignac a reçu une lettre du 12 du Roi, tryès obligeante pour elle, mais dans laquelle il marque sa crainte de votre départ pour passer les Alpes et sa désapprobation. Celà est apparemment écrit pour la poste ; autrement cela serait inconcevable.
Toutes les gazettes sont à présent à la contre-révolution.

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