M. de Vaudreuil à l'Empereur Léopold
31 octobre 1791

Sire,
Je commence par demander pardon à Votre Majesté Impériale de ma hardiesse ; mais je suis sûr de l'obtenir d'un prince magnanime, dont les vertus et les talents étaient connus longtemps avant que, pour le bonheur du monde, il fût placé à la tête d'un grand empire. Je dois être écouté, quand j'ose plaider la cause du meilleur et du plus malheureux des rois devant son beau-frère et son allié ; je dois intéresser Léopold, quand je lui parle de l'infortunée Antoinette.
Je suis positivement instruit, Sire, que la Reine de France, trompée par les traîtres dont elle est entourée, a écrit à Votre Majesté Impériale pour l'engager à ne point agir et à la laisser faire. Ah ! pour son propre intérêt, Sire, ne la croyez pas ! Elle présume trop de ses forces et de son habileté dans des temps aussi orageux et dans des circonstances aussi graves. La Reine croit que le mépris apprent et mérité dont se couvre la nouvelle législature produira la dissolution de cette indigne assemblée et ramènera à l'autorité légitime. La Reine s'abuse. Tous ces mouvements éphémères n'aboutiront qu'à de nouvelles convulsions, à de nouveaux crimes, si la force ne soutient pas les bien-intentionnés et n'en impose pas aux révolutionnaires. C'est encore l'ancienne et détestable Assemblée, qui, après avoir renversé l'Empire, conduit en ce moment la capitale ; c'est elle qui déjoue la nouvelle législature et qui aspire à se faire redemander par ce peuple aveugle, qu'elle dirige à son gré et dont elle paie encore les satellites avec l'or qu'elle a volé au trésor public. C'est dans le sein de la première Assemblée nationale qu'ont été choisis les hommes vils et criminels, un Beaumetz, un Thouret, etc., qui composent à présent le conseil des Tuileries. La Reine se flatte de les avoir gagnés ; elle croit devoir à leurs avis et à leurs soins quelques signes trompeurs de faveur populaire, quelques cris de : Vive le Roi, vive la Reine ! avec lesquels on surprend sa bonne foi et sa crédulité. Ah ! je les ai entendus dès le commencement de la révolution, ces funestes hurlements d'un faux amour ! Ils ressemblaient aux cris de mort des sauvages cannibales, et me présageaient dès lors tous les horribles événements dont ils ont été suivis.
Je conviens que l'opinion change même dans la capitale ; quant aux provinces, elle y est presque entièrement retournée en faveur du Roi, et la preuve positive en est dans la prodigieuse émigration actuelle des provinces. C'est pour cela qu'il est urgent d'en profiter, en donnant de l'appui aux fidèles et en frappant de terreur tous les conjurés.
Qu'il me soit permis de dire à Votre Majesté que la manière dont les malheureux Français sont traités en Brabant, que la dernière ordonnance relative aux émigrants de France que j'ai lue dans les gazettes, augmentent l'audace des révolutionnaires et feront durer nos troubles, dont cependant le voeu de Votre Majesté est de voir la fin ; qu'il me soit permis d'avertir Votre Majesté que, si elle tarde à se déclarer hautement contre les perturbateurs du repos public, contre des rebelles, contre les geôliers de notre Roi, contre les assassins de notre Reine auguste et jadis adorée (des poignards ont été enfoncés dans son lit, la nuit du 5 octobre) , contre les ennemis enfin des rois et de Dieu, tous ces monstres, s'ils sont conduits par des scélérats habiles, se réuniront pour former un plan de défense, pour fortifier les frontières, pour établir de l'instruction et de la discipline dans les troupes naionales et dans les troupes de ligne, pour consolider une force militaire, et alors ils deviendra plus difficile de les réduire ; il faudra reconquérir ce qui, dans ce moment, ne ferait pas la moindre résistance, puisque les troupes nationales ne sont ni instruites, ni aguerries, puisque l'indiscipline des troupes de ligne sans chefs, sans officiers, ne les rend redoutables qu'à leur propre parti, et puisque le petit nombre de régiments fidèles qui sont en France se réuniront aux secours que Votre Majesté impériale daignera nous accorder.
Le moment actuel est donc le plus favorable que Votre Majesté puisse saisir. Elle sera étonnée elle-même de la facilité avec laquelle elle fera rentrer dans le devoir des peuples égarés, qui se repentent déjà de leur égarement. J'ose certifier à Votre Majesté Impériale que vingt mille hommes de ses troupes et vingt mille Prussiens qui paraîtraient sur les frontières de Flandre, de Lorraine et d'Alsace, décideraient par leur seule apparition la soumission de ces provinces, où les Princes entreraient sans obstacles, à la tête de la nombreuse noblesse dévouée au Roi et des troupes hessoises qui seront aux Princes du moment que Votre Majesté voudra bien leur donner ses bons offices, déjà promis, pour cette négociation. Dans ce même moment, l'Espagne, le roi de Sardaigne et les Suisses, décidés par l'exemple et le voeu de l'Empereur, n'auront que de très légers efforts à faire pour enlever la Franche-Comté, le Dauphiné, le Vivarais, le Gévaudan, le Roussillon, le Béarn, la Navarre, l'Albret et le Languedoc, déjà bien disposés. Six mille Espagnols et quatre mille hommes des troupes piémontaises suffiront pour les provinces méridionales, tandis que quatre ou cinq mille Suisses entreraient en Franche-Comté, qui n'attend que quelques secours pour se déclarer contre nos tyrans et en faveur de nos légitimes souverains.
D'ailleurs, Sire, ce sont les entreprises partielles et hasardées qu'il est important d'arrêtern oarce qu'elles peuvent avoir des suites funestes. Il n'y a qu'un moyen pour y parer ; c'est que Votre Majesté déploie promptement des forces. Alors vous n'aurez pas à combattre, Sire. Toute la France se soumettra avec joie aux justes lois que vous voudriez dicter ; tous les Français fidèles, tous les Français repentants tomberont aux pieds de leur auguste libérateur. Léopold sera le vengeur des rois, le soutien des lois, le pacificateur et l'arbitre du monde.
Mais si Votre Majesté ne se presse pas de déployer sa puissance, je ne dois pas lui dissimuler que dix mille gentilshommes français, expatriés et manquant de secours, seront forcés par l'honneur et la nécessité à se faire jour l'épée à la main pour rentrer dans leur coupable patrie, pour y défendre leur religion, leur Roi, leurs propriétés, leurs épouses et leurs enfants, ou pour s'enterrer sous les décombres de la monarchie. Alors les Princes, sans moyens pour les faire subsister et les contenir, seront entraînés par eux et ardents à partager leur soif. Nous touchons, Sire, à cette époque effrayante ; mon devoir est de vous le dre. Tous les malheurs qui en pourront résulter influeront sur le repos de l'Europe. Votre coeur sera-t-il tranquille alors, Sire, puisque vous auriez dû prévenir ces calamités ?
Ce langage est trop hardi peut-être ; mais, Sire, quels calculs, quelles craintes doivent m'arrêter, quand je vois mes souverains et mon pays sur le bord de l'abîme ?
Que Votre Majesté Impériale vienne donc à l'aide de deux princes, qu'il serait bien impolitique de vouloir séparer des affaires qui les intéressent par tous les droits que donnent la naissance et l'opinion. Le Roi n'a pas de sujets plus fidèles qu'eux ; l'ambition, les calculs personnels sont étrangers à leurs coeurs, et cette opinion, qui est tout entière pour eux, ils ne s'en serviront que pour consolider la puissance et le bonheur d'un frère qu'ils adorent ; pour conduire aux pieds du trône cette noblesse fidèle qui les a suivis et pour donner à sa tête l'exemple de l'amour et de l'obéissance.
L'Europe a les yeux fixés sur vous, Sire. Peut-être ignorez-vous son opinion, parce que la vérité arrive rarement aux rois. On est étonné de votre immobilité, qui entraîne celle de toutes les puissances. On sait que les mouvements de Leopold sont tous grands et magnanimes ; mais on dit que vos nobles projets sont souvent arrêtés dans leur exécution. Cependant on croit encore que la stagnation apprente de Votre Majesté Impériale cache quelque grand plan pour le salut de la France ; c'est ce que l'Europe doit en effet attendre du concours du Nestor du siècle, des ministres habiles et des grands généraux qui composent le conseil de Votre Majesté, et surtout des ressources supérieures que Votre Majesté trouvera dans ses lumières personnelles et dans les sentiments de son coeur.
Ah ! suivez, Sire, ces impulsions de votre âme ! Elles vous acquerront une gloire plus digne de Votre Majesté que celle qu'elle obtiendrait par les calculs de la plus habile politique. D'ailleurs il n'est, en ce moment de crise, qu'une seule politique pour tous les souverains : c'est celle de se réunir pour faire respecter leur pouvoir sacré et pour anéantir une secte impie et ennemie du trône et de l'autel.
Ne croyez pas, Sire, que la maison de Bourbon, que la Russie et la Suède renoncent à la gloire de sauver la monachie française ; ne croyez pas que les princes de l'Empire abandonnent leurs droits envahis en Alsace et en Lorraine. Soyez donc le digne chef de la plus grande, de la plus facile netreprise ; soyez l'auguste défenseur de la noblesse, qui soutient les monarchies, et de la religion, ce frein nécessaire et respectable qui contient les peuples ! Croyez, Sire, que si le foyer même de l'incendie qui nous consume n'est pas étouffé, les flammes embraseront l'Europe et surtout nos voisins.
J'ajoute encore que, si la France doit son salut aux Secours de Votre Majesté Impériale, la reconnaissance des Français rejaillira sur leur auguste Reine, et l'intéressante Antoinette sera bientôt dédommagée des outrages qu'elle a reçus par les hommages et l'amour d'une nation rendue à son premier caractère. Mais, si on peut croire que la Reine se soit opposée à votre marche ... ah ! Sire, ... je m'arrête ! Mon attachement pour cette princesse, mon respect, ma reconnaissance pour elle m'empêchent de tracer la suite de malheurs que je redoute, moi qui ne serait heureux que quand je verrai la France à ses pieds.
C'est parce que j'ai vu qu'il était publiquement établi à Vienne que l'Empereur n'agissait pas, parce que la Reine le prie de ne point agir et parce que j'ai senti les inconvénients que ces bruits pouvaient avoir contre la Reine, tant pour le moment que surtout pour la suite, qu'étonné, effrayé de cette publicité, j'ai pris le parti d'en instruire Votre Majesté, et en même temps, quoique sans aucune mission des Princes, j'ai pris la liberté de mettre sous ses yeux des réflexions dictées par le plus pur zèle.
Une seule raison peut suspendre les mouvements de Votre Mjesté Impériale ; c'est si elle espère encore que le Roi et sa famille échapperont à leurs géôliers. Dans ce cas, et si cette évasion doit être prochaine, il est peur-être inutile que les Princes en soient instruits. Mais si cette époque doit être plus éloignée, il est bien important que les Princes soient prévenus, afin qu'ils emploient tous leurs efforts pour arrêter les mouvements qui pourraient nuire au succès d'une évasion tant désirée.
Je termine ma lettre, comme je l'ai commencée, Sire, en implorant le pardon de ma témérité ; mais cette témérité même est un hommage que je rends à vos vertus.
Je suis, etc.

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