M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Vicence, ce mardi 7 juin 1791

Aussitôt la réception de votre courrier, Monseigneur, j'ai communiqué à M. de Las Casas le mémoire et les lettres destinées pour l'Empereur. Il a désiré en avoir copie, et a jugé que c'était l'occasion de faire partir un courrier pour l'Espagne et d'en faire partir un autre après le retour du duc de Polignac. Il pense que ce n'est pas le moment de ménager les courses, et son zèle est véritablement bien actif et bien méritant. Denis n'a pu partir de Venise que le samedi 4, pour aller à Milan. Aujourd'hui mardi 7, nous n'avons encore aucune nouvelle du duc, et nous les attendons avec bien de l'impatience. Selon mes calculs, je crois que le courrier sera ici demain, et j'ai engagé M. de Las Casas à venir demain à Vicence pour se trouver à l'ouverture du paquet, ses lumière pouvant nous être utiles, et ne voulant perdre aucun moment, tant pour le second courrier qu'il veut envoyer en Espagne, que pour le départ de Denis. C'est uniquement pour charmer mon impatience que j'ai l'honneur de vous écrire, car je n'ai encore rien de nouveau à vous mander.
Je joins à ce paquet le mémoire que M. Froment a envoyé au comte d'Antraigues en réponse à lettre que celui-ci avait écrite d'après vos ordres. D'après le contenu du mémoire de Froment et les nouvelles qu'a reçues d'Antraigues qu'il n'y a presque plus de moyens de contenir le Vivarais, il a mandé qu'on vous dépêchât, de la la part de cette province, un député qui vous rendît compte personnellement de la situation exacte de la province, et qu'en même temps l'abbé de Siran partirait pour la frontière d'Espagne, tandis que le général Beaulieu contiendrait de son mieux l'ardeur de Jalès, jusqu'à l'époque où il faudrait s'en servir et la diriger utilement. Quant à la députation à Turin, vous verrez que Froment la croit inutile, et que, vu son inutilité, il serait mal fait de multiplier les démarches.
M. de Las Casas vient de me mander qu'un courrier a passé à Vienne allant à Constantinople pour y chercher M. de Choiseul-Gouffier, nommé ministre des affaires étrangères à la place de Montmorin, devenu gouverneur de M. le Dauphin. Cette même nouvelle m'a été mandée de Paris par le marquis de Vaudreuil. Si nous pouvons nous fier à une lettre écrite dernièrement par M. de Choiseul-Gouffier à la comtesse Diane, il n'acceptera pas ce dangereux honneur ou plutôt cette honte dorée. Sa lettre était pleine des protestations les plus positives sur ses principes royalistes et sur son mépris pour ses anciens amis, dont la conduite lui fait horreur. Mais ce n'est plus que par les actions qu'il faut juger les hommes, et non plus par leurs paroles. Peut-être, malgré cette profession de foi, M. de Choiseul est-il en route pour aller servir la révolution.
Il nous manque un courrier de France, qui n'était pas arrivé à Milan quand la poste en est partie pour Venise, et nous ne sommes instruits que de ce que vous nous avez mandé par Denis.
Le fils de Mme de Polastron a eu plusieurs jours de fièvre assez forte, mais il est mieux. La comtesse Diane est, selon moi, beaucoup mieux depuis quelques jours. J'ai consulté pour elle Thouvenel, qui était à Venise ; il pense que ses accidents tiennent absolument à son temps critique ; mais la bonne dame ne veut pas y croire. Je ne conçois pas pourquoi elle tient tant à ce qu'elle craint de perdre.
Il me paraît clair, tant d'après ce que vous a apporté Bonnières que d'après une lettre datée du 12 mai, que le Roi a écrite à Mme de Polignac, qu'on avait mandé aux Tuileries que vous alliez passé les Alpes pour tenter quelque entreprise hasardeuse et sans avoir aucun moyen de la part des puissances. Ce qui me le prouve encore, c'est que le Roi, en approuvant que le duc de Guiche ne vînt pas à Paris, lui défend de vous rejoindre, et que cette loi était la première pour lui. Le Roi dit dans sa lettre à Mme de Polignac : "Votre jeune ami me donne bien de l'inquiétude : on le dit engagé dans un voyage au moins bien prématuré et qui pourrait tourner d'une manière funeste pour bien du monde : ce n'est sûrement pas à Venise qu'on lui a donné ce perfide conseil." Il n'est pas difficile de deviner l'écrivain qui vous a si bien servi. Tout cela part de la boutique de Soleure et des agents à double mission. Au retour du duc de Polignac, nous en saurons davantage.
Les lettres de Vienne à M. de Las Casas mandent que M. de Kaunitz ne croit pas aux bonnes intentions de la Prusse et de l'Angleterre pour nous ; mais Las Casas est persuadé que M. de Kaunitz est mal instruit.
Un incident fort fâcheux est que, l'Assemblée Nationale ayant décrété que les gens de couleur libres seraient admis comme les blancs aux droits de citoyens et aux assemblées coloniales, les propriétaires créoles qui sont à Paris ont fait demander protection à l'Angleterre. Cete démarche, dictée par le désespoir et la crainte de voir la colonie dévastée par les nègres et les blancs égorgés, peut avoir des suites funestes. La ligne de démarcation tirée entre les blancs et les gens de couleur faisait seule la sûreté de nos colonies ; dès qu'elle est effacée, il n'y a plus de possibilité de contenir les noirs qui y sont cent contre un. C'est ce qui a décidé les propriétaires, effrayés de ce danger imminent, de se mettre sous la protection des Anglais, qui ont un grand intérêt pour eux-mêmes, à s'opposer à une invasion qui gagnerait et perdrait aussi leurs colonies. Toutes les villes maritimes sont en mouvement depuis ce décret et la démarche des propriétaires créoles ; et nécessairement cela doit avoir de très grandes suites.
Je suspends ma lettre jusqu'à l'arrivée du duc de Polignac ou de Denis.

Ce 10,
Nous n'avons encore aucune nouvelle ni du duc de Polignac, ni du courrier que nous lui avons envoyé. Vous me connaissez trop pour ne pas juger de mon impatience ; vous me voyez dressant les oreilles à chaque coup de fouet que j'entends, allant sur le grand chemin au-devant de Denis qui ne vient pas, etc.
Nous apprenons par Venise que le roi de Sardaigne doit avoir été le 7 à Milan. Cela est de bon augure, et c'est sans doute le résultat de cette entrevue que le duc aura attendue avant d'expédier le courrier.
Ayez soin, Monseigneur, de faire retirer de Worms une lettre venant du club des Jacobins, adressée au club affilié de Villeneuve-de-Berg. Cet original a été porté jusqu'à Genève par un homme sûr, et de là mis à la poste pour Worms. Cet original vous est adressé par le président de club du Vivarais, homme voué à la bonne cause et qui ne s'est chargé de cette présidence que pour surveiller les enragés et savoir leurs secrets. Vous trouverez cette lettre importante ; j'en ai la copie que d'Antraigues me charge d'envoyer à Sérent.
Nous apprenons à Venise qu'un abbé della Guerra, missionnaire de la propagande, vient d'être arrêté à Milan. Il était bien muni d'argent et de papiers importants qui ont été saisis.
Je reçois une lettre du baron de Talleyrand, qui fait partir ses enfants pour vous rejoindre. Je prends la liberté de vous les recommander, et je réponds de la pureté de leurs principes.
M. de Roquefeuil est parti de Rome pour vous porter son zèle et sa volonté.
N'oubliez pas, Monseigneur, d'écrire au comte de Narbonne-Frizlar poste restante à Genève. Le cardinal me mande qu'au premier mot de Monseigneur il se rendra près de lui. C'est un homme important à avoir, vu sa réputation et par le crédit qu'il aura en Dauphiné, où il a commandé et où il est, comme partout, fort estimé.
Vous savez sans doute que l'électeur de Saxe est élu en Pologne pour succéder au trône, devenu héréditaire par le voeu national. L'Empereur et le roi de Prusse en ont déjà complimenté l'électeur. Que les hommes sont étranges ! Tandis qu'en France on veut détruire la plus ancienne des monarchies, la Pologne sent qu'elle ne peut trouver son bonheur que dans une monarchie héréditaire, et renonce volontairement au droit d'élection. Si vous n'aviez pas eu un aussi grand objet et d'aussi grands devoirs à remplir, vous auriez eu beaucoup de chances pour vous, et des ouvertures en ont été réellement faites à M. de Bombelles, qui les a fort négligées.
Le petit Polastron est absolument hors d'affaire ; mais il nous a inquiétés pendant deux ou trois jours.
La comtesse Diane était infiniment mieux hier, et en tout je vois de l'amendement dans son état.
M. de Las Casa ne viendra ici qu'après le retour du duc de Polignac ; ainsi le courrier vous sera expédié avant que M. de Las Casas ne vienne à Vicence.
Voici un article de la lettre du club des Jacobins au club affilié de Villeneuve-de-Berg. Il est important à méditer. Le voici :
"Le 14 ou 20 juillet il est possible que nous convoquions la nouvelle législature, pour entretenir l'activité du peuple et tenir parole à nos négociateurs, qui, à ce prix peut-être, nous assureraient des moyens de la Reine pour retarder les projets hostiles.
Mais cette législature n'aura pas lieu de si tôt s'il est possible, et dans tous les cas vous serez bien avertis, et je vous porterai moi-même les intentions du comité pour que le choix des députés soit celui que nous vous avons désigné ; car dans cette circonstance il y va du salut du peuple."
Méditez bien cet article avec Calonne. Il me paraît très important.
Je suspends encore jusqu'après l'arrivée du duc ou de Denis.
Je joins à cette lettre celle que Mme Victoire m'envoie pour vous, et les copies de la lettre que m'a écrite Calonne et de celle que vous avez écrite au duc de Polignac.
Le courrier arrive, m'a apporté la dépêche du duc à cachet volant ; je l'ai lue à la hâte pour ne pas retarder le départ du courrier pour Coblence. Je n'ajouterai rien à ce que cette dépêche vous dira ; elle m'a paru claire et bien faite. Le résultat est que l'Empereur écoute les Tuileries, que l'agent réel des Tuileries est le baron de Breteuil, que la Reine conserve de l'éloignement contre Calonne, que l'Empereur dit qu'il travaille à le remettre en faveur comme le seul homme bien capable pour la circonstance ; mais l'Empereur y travaille-t-il en effet ? y réussira-t-il ? Les haines d'une femme qui a eu tort me paraissent inextinguibles.
L'Empereur a beau dire que tout ce que le Roi lui demande par l'entremise du baron est conforme à vos vues et à tout ce qu'il a réglé avec vous à Mantoue, et que rien ne changera à cet égard ; tant qu'il sera en correspondance aussi suivie avec le baron de Breteuil, qui vous croise et veut tout rapporter à lui seul, vous aurez de grands obstacles à vaincre. Le duc de Polignac me mande qu'à cet égard il est impossible d'obtenir de l'Empereur qu'il ne corresponde qu'avec vous, le Roi ayant donné des pleins pouvoirs au baron de Breteuil qui doit vous les avoir communiqués. A moins que l'arrivée de Christin et celle de M. de Durfort n'aient changé les idées des Tuileries relativement à Calonne, j'entrevois de grands obstacles provenant de l'intrigue du baron et de la jalousie qu'il a contre Calonne, jalousie appuyée par les préventions toujours subsistantes de la Reine et continuellement excitées près du Roi par Montmorin.
Je vois aussi que l'Espagne correspond directement avec le Roi et la Reine ; je ne sais par quelle voie puisque l'Empereur qui la connaît ne la dit pas. Il est donc clair que près de l'Empereur et près de l'Espagne c'est le baron qui vous prime. Point d'humeur, mon cher prince, quelque fondé que vous soyez à en avoir. Avec de la patience vous triompherez des ennemis connus et des ennemis, plus à craindre que les premiers. Quelle récompense du dévouement de mon ami ! Mais sa récompense est dans son propre coeur et dans l'estime et l'amitié que vous lui accordez. Je crains qu'il ne prenne de l'humeur et qu'il ne quitte la partie, de peur que les préventions qu'on a contre lui ne la rendent mauvaise. Son patriotisme seul et son dévouement pour vous le retiendront ; car l'ambition n'est de rien dans son zèle, dont la source et le but sont également purs.
Je crois que vous ne ferez rien avant le mois de juillet même avancé ; ainsi j'attendrai vos ordres ici, à Vicence. Ne me les donnez pas surtout trop tard.
Ce que vous avez de plus pressé à faire est d'envoyer un homme sûr aux Tuileries, pour ramener à vous seul toute la correspondance et pour q'on s'explique nettement au sujet de Calonne. Sans cela, de nouveaux obstacles se présenteront sans cesse.
Vous voudrez bien communiquer ma lettre à Calonne. Il me paraît si essentiel de ne pas retarder votre courrier que je ne me donne pas le temps de lui écrire, n'ayant à lui mander que les mêmes choses contenues dans cette lettre, et la dépêche du duc de Polignac vous mettant tous deux au fait de la position des choses.
Si vous pouvez obtenir pour le duc de Polignac la double atorisation qu'il désire, ce sera un grand avantage pour vous et pour la chose. L'homme que vous enverrez aux Tuileries peut vous rapporter cette pièce essentielle. Le duc ne reviendra ici que dans quelques jours, et vous enverra sans doute un courrier à son retour.
Votre amie, à laquelle j'ai montré la lettre que vous m'écrivez, est bien étonnée de n'avoir pas de lettre de vous. J'ai beau lui dire que vous la croyez partie, cela ne la satisfait pas. Son fils va beaucoup mieux, mais n'est pas encore en état de partir.
Je finis, parce que je juge votre impatience du retour du courrier. Je mets mon tendre et respectueux hommage aux pieds de mon prince.
M. de Las Casa m'écrit en ce moment que son courrier, parti de Vicence le 30 aril, et même des lettres postérieures du 3 mai, sont arrivées à Madrid ; mais on ne faisait que les recevoir, et on n'avait pas le temps de faire réponse ; on allait s'en occuper.
Le nouveau chargé d'affaires de France est depuis quelques semaines à Madrid, et il trouve toutes les voies fermées pour être présenté au Roi ; il ne l'a pas été.

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