M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Padoue, sd juillet 1791

Ah ! Monseigneur, quel passage subit et effroyable de la joie à l'horreur, à la rage ! Se peut-il que des Français marchent de crime en crime et aient mis le comble à leur infamie par le plus grand des attentats ? Nous venons d'apprendre de la bouche même de l'Empereur, instruit par un courrier de M. le prince de Condé, que le Roi, la Reine, M. le dauphin Madame et Madame Elisabeth ont été arrêtés à Varennes, à six lieues des frontières de France. Jugez, parce que vous éprouvez de notre accablement, car vous ne vous tromperez jamais en jugeant nos sentiments d'après les vôtres. Voilà donc les projets, les plans de ce barone, qui croit qu'on ne peut rien sans lui, et qu'on peut tout par lui !
Mais laissons là les reproches, les imprécations, les regrets, et parlons du remède. Je puis à présent vous répondre qu'il sera sûr et prompt. Nous venons de passer trois heures avec l'Empereur, et voici les résultats. Sa parole nous en est donnée, et il nous permet de vous la faire passer. Il va attendre les détails du funeste événement qui nous est annoncé, parce qu'il espère encore, et nous espérons aussi que sur la route le Roi trouvera des défenseurs, des libérateurs, et que les indignes Français ne se couvriront pas impunément du crime d'avoir une seconde fois emprisonné leur Roi ; voilà une hypothèse, et en voici une autre : c'est celle dans laquelle les malheureux auraient consommé leur crime et reconduit le Roi à Paris. Dans les deux cas, l'Empereur est absolument décidé.
Si le Roi a été délivré, il va déployer toutes ses forces pour lui rendre et affermir son trône ; il fait en même temps partir un courrier pour l'Espagne, un pour Turin, un pour la Suisse, et, réuni aux princes de l'Empire, il aura bientôt rétabli son beau-frère, son allié, et servi la cause de tous les rois. Ses pleins pouvoirs seront sur-le-champ envoyés à M. de Mercy et au général Bender, tant pour agir que pour faire précéder l'action par un manifeste.
Si le Roi est retombé dans les chaînes, il n'est plus question que de vengeance, sans plus délibérer. Alors ce sera à Monsieur et à vous à faire le premier manifeste en vos noms, au nom de tous les Français fidèles, et il sera appuyé par celui de l'Espagne et par le sien, et soutenu par des forces imposantes.
L'Empereur ne veut plus de délai que celui nécessaire pour être bien instruit des détails de l'un ou l'autre événement, et le temps nécessaire pour la combinaison des mouvements.
L'Empereur a déployé dans cette occasion toute la tendresse d'un frère, la grandeur d'âme d'un vrai monarque, et la décision des grands hommes dans les grandes circonstances. Je lui ai demandé la permission de vous faire part sur-le-champ de ses projets, et il me l'a accordée. Certes, il n'a pas besoin de témoins de ses engagements ; mais c'est en présence de ses deux enfants et du prince de Lichtenstein qu'il les a pris avec toute la force, toute la loyauté dignes de Léopold. Ne vous laissez donc point abattre par la douleur, ni dominer par la rage. Un frère, une soeur en danger et dans les fers ! Des Français déshonorés ! Quel coup pour l'âme de mon prince ! Mais nous les délivrerons, et nous les vengerons ; mais nous réparerons l'honneur français. Arrêtez donc, contenez encore l'ardeur de tous ces braves croisés qui vous entourent, pour mieux assurer les coups qu'ils vont porter. Le temps n'est pas encore tout à fait arrivé, dès que je ne suis pas à vos côtés ; car qui doute que je ne m'y trouve ?
Je reste, et je crois devoir rester, pour aider le duc de Polignac, saisir tous les moments, et être sûr, avant de partir, que tous les courriers sont partis, que tous les ordres sont donnés. L'Empereur lui-même approuve, désire, veut que j'attende, et j'obéis parce que c'est pour peu et que j'arriverai à temps.
Mon prince éprouvera une vraie consolation dans ses peines, en apprenant que le temps des vengeances est arrivé et que les intrigues même ne peuvent plus y mettre obstacle. En effet, le Roi, arrêté à six lieues des frontières, a dit à l'univers : "J'étais prisonnier ; j'ai voulu rompre mes fers ;" à tous les bons Français : "Délivrez-moi ;" à tous les rois : "Vengez-moi." On ne peut rien opposer à cela et la force de ces motifs doit retentir dans toutes les âmes. Ah ! comme la mienne est émue ! Je vais ménager toutes mes forces pour les employer à servir mon prince, mon Roi, mon pays, et à réparer avec vous et tout ce qui vous entoure la tache imprimée au nom français.
Je n'écris pas à Calonne ; cette lettre est pour lui, pour tous ceux ralliés au panache blanc.

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