M. de Vaudreuil au comte d'Antraigues
Ce 16 juin
1792

Vous serez bien étonné, en recevant cette lettre, de voir qu'elle est commencée il y a un mois et qu'elle n'est pas encore partie. Ce ne sera encore qu'au retour de Calonne, qui est allé à Francfort pour y avoir, s'il se peut, de l'argent, qu'elle partira.
La position de Paris devient de plus en plus critique pour nos malheureux souverains. Il me paraît clair que de mauvais conseils monarchiens les avaient engagés à entreprendre une contre-révolution constitutionnelle, et que les Jacobins, ayant éventé la mine, se sont portés à toutes les violences de la fureur et de la vengeance. Ils ont commencé par licencier la garde du Roi, resserré ses chaînes, lui font éprouver les plus cruels outrages, et le feront mourir ainsi que la Reine par l'effet des traitements qu'ils éprouvent, s'ils ne se déterminent pas à porter leurs mains criminelles sur nos maîtres infortunés. On croit être sûr que le projet des factieux est de transporter le Roi dans les provinces méridionales et d'y prolonger une guerre civile interminable, en s'emparant de cet ôtage sacré auquel ils dicteront leurs volontés, et dont les ordres, arrachés par la violence, augmenteront leurs moyens et leurs ressources. Le plus important serait donc de les prévenir et de leur ôter cette ressource. On envoie au comte Conway un plan qui, s'il est adopté par le roi de Sardaigne, ôterait aux factieux toute ressource dans notre Midi. Si l'Espagne voulait enfin se montrer, les monstres, attaqués de toutes parts, seraient bientôt anéantis. Mais il ne faut pas compter sur elle, et tâchons de nous en passer. On offre au roi de Sardaigne le plus beau et le plus sûr de tous les rôles ; il est prêt, ses troupes ont bonne volonté, et nous espérons qu'il ne se refusera pas à nos voeux.
De nos côtés, il faut que nous changions bientôt de posture, car les Prussiens, qui arriveront le 7 juillet, nous en chasseront. Les colonnes n'arriveront que vers le 20, mais il faut d'avance leur faire place dans l'électorat. Ainsi il est indispensable que nous partions les premiers jours de juillet. Où irons-nous ? Nous ne le savons pas encore ; moi je crois que ce sera en France. Oui, en France. Alors seulement l'horizon s'éclaircira à mes yeux, car jusqu'à présent je vois tout en noir, et je ne compte pas du tout sur la loyauté de la cour de Vienne principalement. On nous fera peut-être payer bien cher les secours que nous avons tant désirés. L'Espagne pouvait jouer un grand rôle et faire notre sûreté ; mais elle paraît entendre bien mal ses intérêts et les nôtres. Cela est par trop honteux ! Nous vous envoyons Froment à tout hasard, mais je crains bien qu'on ne veuille en rien faire. La Russie est malheureusement fort occupée de la Pologne, et cet appui, sur lequel nous comptions tant, paraît un peu s'affaiblir. L'arrivée de Nassau, que nous attendons à tout moment, nous expliquera tout ce que nous devons attendre ou craindre. J'espère toujours dans la grande âme et la magnanimité et les promesses de l'impératrice ; mais partout les intrigues de Breteuil ont fait plus ou moins d'effet contraire à nos intérêts. La Prusse cependant paraît agir franchement, et c'est notre véritable espoir. Notre courage et l'imperturbabilité des principes de notre loyal prince finiront par nous tirer d'affaire ; mais ce ne sera pas sans éprouver encore bien des secousses.
Je ne sais comment ma santé tient à mes peines et à mes chagrins. J'en ai de tous les genres ; mais je me suis décidé à ne pas mourir avant d'avoir vu la punition des méchants.
M. de Monteynard vient de parler encore de votre part de l'affaire de M. de Choiseul. Il y a six semaines que j'ai écrit sur cela à M. de Las Casas, et, comme je n'ai reçu de réponse ni à cette lettre ni à aucune autre, j'ai cru qu'il avait trouvé les raisons que je vous détaille au commencement de ma lettre bonnes, et qu'il y avait renoncé ! Véritablement, ce silence devient inexplicable.
Si le départ de Froment est encore retardé, je vous ajouterai encore quelques mots à cette lettre.
Je vous embrasse du plus tendre de mon âme.

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