M. de Vaudreuil au comte d'Antraigues
Ce 1er juillet 1792.
Vous finirez par recevoir un volume, pour peu que le départ de Froment soit toujours retardé ; mais cela tient toujours à l'argent, cette matière si vile et si nécessaire, cause première de tous biens et de tous maux.
Combien, de huit jours en huit jours, la scène change ! Vous avez appris tous les événements déshonorants du 20 juin, cette scène plus horrible, plus injurieuse, plus dangereuse encore que celle du 6 octobre. Le Roi y a montré un courage de résignation au-dessus des forces humaines , et la Reine le maintien le plus noble et le plus imposant. L'un et l'autre doivent leur salut dans cette affreuse journée, non aux efforts qu'on a faits pour les défendre (car personne ne s'est montré) , mais à l'attitude fière qu'ils ont su prendre. La providence a détourné les piques et les poignards qui les menaçaient. Ils vivent encore. Cette journée les a grandis aux yeux de tous et a produit un effet favorable pour nos infortunés souverains. Puisse leur courage se soutenir et ce bon effet augmenter encore ! mais je crains toujours de nouvelles catastrophes. On en a essayé une le 25, mais les brigands et les faubourgs ont été contenus par les précautions prises.
Le duc de Brunswick arrive ici, du moins dans les environs, demain. Nos Princes le verront après-demain, et deux heures de conversation aplaniront plus de difficultés que toutes les dépêches, notes officielles possibles. Rien ne se peut comparer aux embarras que nous avons éprouvés pour le déblai, le départ de nos cantonnements. Avec beaucoup de dettes et presque sans argent comment quitter un établissement pour en aller prendre un autre ? Voilà pourtant ce que nous avons fait, et cela est miraculeux. On a payé une partie, laissé des billets à termes courts pour le reste, et des ôtages pour sûretés. Je préfèrerais les galères à la vie que mène Calonne depuis six mois ; ni sommeil, ni repos, voilà son sort. Ne voir que des demandeurs impatients, mécontents et vraiment malheureux, calculer de la manière la plus minutieuse pour servir ce que l'on peut donner au plus pressant besoin, être toujours à la veille de manquer, y avoir mis toute la fortune de sa femme, y avoir sacrifié sa santé, et n'être souvent payé de tous ces travaux que par des plaintes ; telle est sa destinée, telle sera toujours celle des hommes qui se vouent au bonheur des hommes et surtout des Français. Il est vrai que les agents de Breteuil produisent tous ces embarras et ces plaintes toujours renaissantes. Ils sont habiles à brouiller, à exciter, à empêcher ; ils ne font rien, mais ils nuisent à qui veut faire. Tel est le troupeau de boucs, dont il est le plus puant. Sans cette infernale opposition, il y a longtemps que nous serions en France et que tous les maux seraient finis.
Il y a longtemps que nous n'avons de vos nouvelles, mon cher ami, et celles qui nous viendront de vous ne sont pas les moins importantes. Les dernières dépêches que M. de Béon nous a apportées d'Espagne contenaient d'abord un million, avec lequel nous avons exécuté notre mouvement ; elles nous donnent aussi l'espoir que les sentiments de d'Aranda deviennent plus favorables, et que, dès qu'on saura en Espagne que Vienne et Berlin sont franchement décidées à agir, d'Aranda prendra le galop. Le duc d'Havré est prudent et sage et plus fait qu'un autre pour nous inspirer confiance, car il voyait bien en noir avant cette dernière dépêche.
Si vous n'aviez pas été si utile où vous êtes à cause de vos correspondances, vous nous l'auriez été beaucoup ici, où nous sommes si accablés d'ouvrage, de traverses, que les forces s'épuisent.
La catastrophe du 20 juin a été amenée par les efforts impuissants des monarchiens et par la lettre, en style de Cromwell, de La Fayette à l'Assemblée. Les Jacobins irrités ont voulu montrer leur puissance, et, par la scène qu'ils ont produite, ils ont fait non seulement au Roi, mais à toutes les royautés de l'Europe, le plus sanglant et le plus influent peut-être de tous les outrages. C'est comme s'ils avaient dit à tous les peuples des monarchies : "Voyez où nous avons réduit notre monarque, le plus puissant de tous ; rougissez de ne pas suivre notre exemple." Le premier effet qu'ils ont produit a été l'indignation ; mais qui peut prévoir quel sera le second effet ? Ces coquins-là en savent plus long que nous, et je suis bien loin de croire que nous soyons hors de danger. Si les puissances ne laissent pas de côté les calculs de l'ambition et de la rivalité, si elles pensent à autre chose qu'à se réunir pour détruire une secte ennemie de tous les trônes et de tous les autels, elles finiront par se nourrir chez nous de poisons desctructeurs qu'elles reporteront dans leur sein et qui entraîneront leur perte comme la nôtre. Je ne suis pas encore rassuré sur le désintéressement des puissances, mais il ne faut pas l'avouer.
Les deux rois auquels nous avons affaire, de Prusse et de Hongrie, ont de la loyauté ; mais leurs cabinets ne sont pas aussi purs qu'eux, et en dernière analyse ce sont toujours les ministres qui décident. Je suis encore plus effrayé de l'avenir que du présent.
Notre position de cantonnements, en attendant le total arriéré des troupes et le commencement des opérations, sera à cheval sur le Rhin. Là nous pourrons nous armer et nous exercer. Du moins on sera occupé, et la fermentation sera moins grande ; elle était devenue excessive à Coblence, où se réunissaient les désoeuvrés et les faux frères qui y étaient en très grand nombre.
Le duc de Polignac suit l'Empereur au couronnement et viendra passer quelques jours avec nous ; puis il retournera à son poste. Le chevalier de Roll est ici depuis deux jours et y restera. Nassau doit être parti du 5 juin de Pétersbourg ; il devrait être arrivé. Ah ! s'il nous apportait quelque argent, qu'il serait bien reçu ! Car, en vérité, nous avons un temps bien dur à passer avant d'entrer en France ; une fois que nous y serons, , nous n'en serons plus embarrassés.
Il faut pourtant finir cette longue épître, mon cher comte, et je vous jette les bras au cou.
Ecrivez-moi à Bingen, dans l'électorat de Mayence.
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