M. de Vaudreuil au comte d'Antraigues
Ce 24 juin
1792

Enfin les galions arrivent, et votre Froment partira. M. de Beon nous apporte un million d'Espagne en une seule lettre de change que j'ai vue et maniée. Le roi de Prusse a fait aussi remettre aux Princes, ce matin, 400.000 livres en or. Aussi cette journée est la meilleure que nous ayons eue depuis longtemps. Sans ces secours venus si à propos, le prêt allait manquer, le mouvement combiné avec la marche des Prussiens, pour ne pas croiser leurs colonnes, était arrêté. Le désespoir s'emparait absolument de nous, mais la Providence (je vais y croire) est venue à notre secours, et j'augure une bonne et prompte terminaison de nos maux. Ce matin encore nous avons appris la défaite d'un corps de 10.000 Français, qui avaient pénétré dans la Flandre autrichienne maritime et menaçaient Ypres, Furnes, Courtray et Ostende. Clerfayt les a bien battus, et Beaulieu leur a, dit-on, coupé toute retraite, de manière qu'il ne doit pas revenir un seul homme de ce corps commandé par MM. Carles et Moreton-Chabrillant. (Cette nouvelle malheureusement n'est pas vraie ; elle avait été répandue comme bien d'autres. Note de M. de Vaudreuil)
Grâce aux sommes qui nous parviennent, nous allons évacuer l'électorat pour faire place aux Prussiens. Nous ne prenons pas encore une position militaire et offensive ; mais nous serons dans des cantonnements en ligne, et point en arrière de l'armée prussienne. Là, nous nous armerons, nous nous exercerons, pour être en état d'agir vers le 15 août. Telles sont, pour l'époque des mouvements décisifs, mes combinaisons.
Je n'ai fait que parcourir très rapidement les dépêches du duc d'Havré que M. de Béon vient d'apporter avec le million. Il me paraît que M. d'Havré croit M. d'Aranda très royaliste, mais que le pénurie de l'Espagne quant à l'argent, au nombre et à la qualité de ses troupes, ses défiances sur les autres cours et principalement celle d'Angleterre, rendent sa marche timide et incertaine ; mais M. d'Havré ne doute pas que, dès que l'Espagne verra que Berlin et Vienne agissent franchement, M. d'Aranda prendra le galop, ne fût-ce que par vanité ! Cela me fait espérer que les députés des colonies, que nous venons d'envoyer à Madrid pour demander de prompts secours pour sauver Saint-Domingue, y seront accueillis. Nous les avons chargés d'un plan qui, s'il est admis, sauvera les colonies françaises et, par contre-coup éventuel, celles des Espagnols. Les Espagnol ont à San-Domingo 7.000 hommes de troupes, autant à Cuba et 2.000 à Porto-Rico. Il ne tient qu'à eux de nous délivrer des brigands qui désolent Saint-Domingue et qui finiront par porter la corruption et le désordre dans la partie espagnole. Je suis, comme M. Josse, orfèvre ; j'ai en conséquence été fort occupé de la rédaction de ce plan. Mais Dieu m'est témoin que je suis moins animé par mon intérêt propre que par l'intérêt général. Les moindres mouvements des Espagnols, combinés avec le roi de Sardaigne et les Suisses, pourraient sauver nos provinces méridionales, et à peu de frais l'Espagne réparerait le temps qu'elle a perdu et par conséquent son honneur. Les dépêches de M. d'Havré nous apprennent que, quoique le royalisme pur soit le principe de M. d'Aranda, il croit qu'on peut, qu'on doit même toucher aux biens du clergé sans le dépouiller tout à fait, et qu'il y a un grand parti à tirer de ses richesses pour la restauration des finances en France et en Espagne. Tel est le principe du destructeur des jésuites, et il ne sent pas qu'en détruisant les apôtres d'une religion toute monarchique, il a ébranlé toutes les monarchies, et que si, dans l'état où est l'Espagne, il ose toucher à une pierre de l'édifice, tout s'écroulera. Une autre erreur bien grande de M. d'Aranda (et c'est le fruit des intrigues du Breteuil), c'est qu'il compte les Princes et la noblesse émigrée pour rien dans les moyens d'opérer la contre-révolution, tandis qu'avec des vues droites et de bonnes lunettes sur son vilain nez, il devrait les compter comme le principal moyen. J'ai été bien aise de vous fournir toutes ces bases, pour que vous travailliez à détruire ces faux principes et ces erreurs politiques. M. de Béon m'a dit de plus que lui, Béon, était persuadé que la reine d'Espagne n'aime pas M. le comte d'Artois ni Calonne ; il faut qu'elle soit bien dégoûtée ! M. d'Havré dans sa dépêche dit le contraire.
Je dois vous prévenir que la Russie et la Prusse désirent que nous nous confirmions à l'accord qui règne entre ces deux cours et celle de Vienne ; que cela est important pour le succès des opérations combinées et pour le salut de la France. Aisi faisons contre fortune bon coeur. Que de couleuvres, grands dieux ! Vienne nous a fait avaler ! Je voudrais, mon cher comte, que vous fissiez réimprimer votre dernier ouvrage. C'est le catéchisme de tout bon français, et je voudrais que tout gentilhomme en eût un exemplaire pour y lire son devoir et sa prière du matin et du soir. Je n'ai rien lu de plus parfait.
Mes yeux baissent de telle manière, depuis six mois, que j'en suis inquiet. Cela me force de vous quitter jusqu'au départ de Froment que je vais presser.
Je veux vous dire encore que le roi de Prusse et le duc de Brunswick donnent aux Princes les paroles les plus positives qu'ils joueront le rôle qui leur convient, c'est-à-dire le plus honorable, et qu'ils agiront de concert et de conserve. Nous n'avons qu'à nous louer de la noblesse et de la franchise de leurs procédés. Ce sont nos parents (les Bourbons) , nos alliés (Vienne et la Suisse) qui sont les plus froids pour nous. La Suisse a une pauvre marche dans tout ceci, et nous pourrons bien par la suite, au lieu des troupes suisses, avoir des troupes allemandes qui sont moins chères et tout aussi bonnes. Les bons Suisses aiment trop l'argent. Ils disent aussi que les princes ne sont pas une puissance. Notre Roi n'est-il donc pas dans les fers, et, pendant sa captivité, où est donc la puissance, si elle ne réside pas dans les plus proches héritiers du trône ? Il n'a jamais existé de siècle plus médiocre que celui-ci, où on croit avoir tant d'esprit. Les coeurs sont lâches et les esprits bornés. Aussi c'est un Spielmann qui conduit le cabinet de Vienne, et c'est un Breteuil qui sera son ministre en France. Cordonnier ou tonnelier, c'est tout un. En attendant la crise n'a jamais été aussi violente à Paris, et nos malheureux souverains sont en grand péril. Le changement du ministère subit, de Jacobins en Feuillantins, est une grande école qu'on a fait faire au Roi. Je frémis de toutes les suites que cela peut avoir. Et ce coquin de La Fayette, qui écrit à l'Assemblée une lettre fulminante contre les Jacobins, et cette lettre est envoyée par l'Assemblée aux 83 départements ! Que cela veut-il dire ? Veut-il faire le petit Monck ? Il n'a ni son talent ni son courage. Je n'y entends rien.
Je vous quitte pour me reposer.

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