M. de Vaudreuil au marquis de Vaudreuil
Vienne, ce 26 décembre 1792

Inquiétudes sur le compte de la famille. Secours d'argent. Préparatifs pour une campagne prochaine. L'Angleterre se déclarera. Position affreuse du Roi et de la Reine.

J'étais bien impatient de recevoir de vos nouvelles, mon cher cousin, car rien ne peut peindre les inquiétudes qui m'agitaient sur votre compte à tous, depuis que je savais que vous aviez été obligés de partir d'Aix sans savoir où vous pourriez fixer votre demeure. Instruit comme je l'étais de votre pénurie d'argent, de la difficulté que vous auriez de vendre vos diamants, mes alarmes ont été au-dessus de mes forces, et je ne sais comment je n'y ai pas tout à fait succombé. Ma santé commence à se ressentir de l'agitation de mon âme, et je crache du sang assez fortement depuis ce matin ; le chirurgien dit que cela n'aura pas de suite.
M. Vaucher ne m'a pas encore payé le prix de mes chevaux (soixante-cinq louis) , et je crains fort d'avoir eu affaire à un homme peu délicat ; car, connaissant ma position, il aurait dû tenir ses engagements, ou me renvoyer mes chevaux. Sivous savez où ilo est, je vous autorise à toucher ces soixante-cinq louis et à lui en lui donner quittance en mon nom. Vous pourrez alors faire usage de cette faible ressource, en attendant mieux. Je vous conseillerais à tous de venir ici par les voitures publiques ; on y vit à meilleur marché que partout ailleurs, et nous serions du moins en même lieu, ce qui serait pour nous une grande consolation.
Vous me demandez des nouvelles ; mais vous êtes plus à portée que nous, car rien ne perce ici. Nous n'avons aucune nouvelle de nos Princes, qui négligent par trop leurs agents, très embarrassés de ce qu'ils ont à faire, ne recevant ni ordres, ni instructions. Ce n'est pas ainsi qu'on rétablit une monarchie, car nos ennemis veillent, tandis que nous dormons.
Je ne suis pourtant pas sans espoir. Les préparatifs que font les puissances pour la campagne prochaine sont immenses, et, si on veut bien enfin ne pas craindre nos brigands patriotes, un souffle les renversera.
J'espère aussi que les Anglais vont se déclarer, et que leur gouvernement sent bien qu'il ne peut guérir la fermentation qui couve dans le sein de l'Angleterre qu'en fixant les esprits sur un grand intérêt et en faisant la guerre. J'ai de bonnes raisons pour vous dire que c'est de là que viendra notre salut.
Le comte de Duras (Charles-Armand-Fidèle de Dufort, comte de, beau-frère de M. de Vaudreuil) est toujours à Londres, mais je n'ai pas encore eu de ses nouvelles directes. Je sais indirectement qu'il s'y occupe de nos affaires communes, et qu'il a la presque certitude d'y réussir.. Alors, mon bon cousin, vous serez hors de tout embarras, car mon premier soin, mon premier devoir, mon premier bonheur sera de vous en tirer tous. Ah ! Que je serais heureux ! Ah ! Que j'aimerais la jouissance de ma fortune, puisque j'aurais à en faire un si doux usage !
Ecrivez-moi souvent, et, si vous pouvez arriver jusqu'ici, croyez-moi, venez-y tous. Vous trouverez à vous y défaire de vos diamants mieux qu'ailleurs. Si M. Vaucher veut vous donner ces soixante-cinq louis qu'il me doit, si l'abbé vous rapporte quelques fonds, si vous avez de quoi faire votre route en fondant quelques effets, comme chevaux, voitures, etc..., arrivez, et comptez pour le reste sur la Providence et ma tendresse.
Mes amis sont bien malheureux de la position critique, affreuse, du Roi et de la Reine. Je n'en espère plus le salut, et n ous n'aurons d'espoir que la vengeance.
Je vous embrasse tous du plus tendre de mon coeur. Mes amis vous disent mille choses tendres, ainsi que Mme de Noiseville.
Le comte de Vaudreuil.
Je signe à cause de M. Vaucher, pour vous autoriser.

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