M. de Vaudreuil au comte d'Antraigues
Ce 6 janvier 1792

Enfin vous allez voir votre Froment, que vous appelez à grands cris, mon cher ami, et ce qu'il vous donnera ne vous déplaira pas. Je conçois que vous ayez envie de le revoir, car je ne connais pas d'homme plus méritant de la chose publique et plus rempli d'âme et d'esprit.
Nous venons d'être ici dans la plus cruelle de toutes les crises. La déclaration de guerre faite le 14 décembre, au lieu de paraître aux princes de la frontière une ridicule fanfaronade, leur a fait tant de peine, que M. le Prince de Condé a été congédié des Etats de Mayence, et que nous éprouvons ici tous les procédés résultant de la peur qui a gagné notre bon électeur, et surtout son ministre. L'électeur a eu la faiblesse de recevoir en qualité de ministre de France un M. de Sainte-Croix, grand démagogue et propagandiste outré. De cette première faute ont dérivé des tracasseries continuelles, que nous éprouvons à l'instigation de ce malheureux, qui aurait été à son arrivée envoyé à Cologne par bateau, sans la demande que nos Princes ont faite de le laisser tranquille. On nous disperse tous nos cantonnements ; on sépare tous nos corps militaires ; on nous fait vendre nos chevaux de vivres et d'artillerie, et on aurait fini par nous chasser aussi comme M. le prince de Condé. Mais je crois qu'enfin Dieu vient à notre secours. Je reçois des nouvelles de Vienne bonnes, excellentes. L'Empereur annule l'amnistie du Brabant, fait marcher des troupes ; 30.000 Prussiens commandés par le prince de Hohenlohe vont se mettre en mouvement, et l'époque des vengeances est enfin arrivée. Soignez le Midi, plus intéressant que tout le reste ; que les Espagnols et les Piémontais se hâtent, et bientôt tous les Titans qui menaçaient le ciel seront foudroyés.
M. le comte d'Artois et Calonne vous écrivent, et ce dernier en détail. D'ailleurs tout ce que Froment vous porte est considérable. Vous ne direz plus qu'on vous laisse sans nouvelles. Je ne sais si Monseigneur vous ordonne de rester où vous êtes ; mais je vous le dis de sa part, jusqu'à nouvel ordre.
Dites-moi donc pourquoi M. de Las Casas ne me répond plus à aucune de mes lettres ; me boude-t-il ? Je ne vois aucune raison pour cela, car je l'aime autant que je l'estime, et je ne crois pas avoir démérité près de lui.
Vous savez sans doute que j'ai été tout à fait ruiné par l'événement de Saint-Domingue. Une de mes habitations a été totalement détruite, et celle qui me reste suffit à peine à mes créanciers. Mais je n'ai pas le temps et la faculté de m'occuper de moi, et mes peines personnelles font dans mon âme l'effet d'une goutte d'eau dans la mer. Vengeons nos souverains, la monarchie et la religion, réparons l'honneur français, purgeons la terre des monstres qui la troublent ; rejoignons ensuite nos amis pour ne plus les quitter, et ma fortune sera faite.
Nous n'avons pas entendu parler de M. de La Bastide et sa conduite est plus que louche dans cette occasion.
Etéblissez vous-même votre correspondance de la manière que vous jugerez la plus sûre et la meilleure. L'argent nous manque terriblement, et c'est notre plus grand embarras ; le reste irait tout seul. Comment l'Espagne n'a-t-elle encore fourni aucun fonds à nos magnanimes Princes ? Mais ne nous plaignons pas d'elle, car je suis convaincu qu'elle ira bien. Il est ma foi temps de couper l'hydre aux cent têtes, car le bouleversement du monde allait se faire. Le Brabant est plus troublé que jamais, et la Styrie et la Galicie sont prêtes à se révolter. On y demande avec menaces la double représentation du tiers et l'abaissement du clergé et de la noblesse ; c'est tout comme chez nous. Enfin ces mouvements ont dessillé les yeux de Léopold, et c'est franchement, je crois, qu'il va agir. Mes amis ont fait à Vienne de la très bonne besogne et y sont aussi considérés qu'ils méritent de l'être. En attendant, ils sont totalement ruinés, et leur courage et leur philosophie sont au-dessus de tout éloge. Les Tuileries marchent bien à présent, et l'accord est bien rétabli ; soyez-en sûr, mais ne l'ébruites pas, parce que cela serait dangereux.
Bonjour, mon cher comte, je vous aime à la vie et à la mort.

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