M. de Vaudreuil au comte d'Antraigues
Ce 9 juillet 1792.

Enfin Froment part, mon cher d'Antraigues, et vous porte une lettre de moi, commencée en mai et finie en juillet. Vous ne la trouverez que trop longue, mais elle vous mettra cependant au fait de mille minuties qui sont cependant bonnes à savoir.
Oui, nous avons à présent de l'argent, mais beaucoup moins qu'il ne nous en faudrait, et cet argent est en lettres de change qu'il faut réaliser dans un pays presque sans ressources. Il en résulte des pertes, des délais insupportables, et conséquemment de l'humeur et de l'injustice de la part de ceux qui souffrent, et tout le monde souffre. Pour mon compte, je tire la langue d'un pied, et je n'ai pas de quoi faire mon très petit équipage : j'irai comme je pourrai.
Malgré cela, d'ici à quelques jours, je donnerai une note à Calonne de ce qu'il faut qu'il nous envoie dès qu'il le pourra. Il passe sa journée et une partie même de la nuit, entouré de cent personnes, qui lui demandent de l'argent et dont plusieurs lui disent des injures quand on ne leur en donne pas. Je préfèrerais les galères à la vie qu'il mène ; mais, pardieu, cet homme aura un grand mérite aux yeux des honnêtes gens pour son dévouement, son zèle, son courage et ses talents ; des autres, il s'en f..., et moi aussi . Bombelles à Pétersbourg, je ne sais qui en Espagne, Breteuil à Vienne, l'ont travaillé de toutes les manières ; souvent il humilie par sa supériorité les ministres médiocres avec lesquels il traite et correspond. Un homme supérieur, comme Las Casas, est au-dessus de toute jalousie ; mais où en trouve-t-on de cette trempe ? Un Spielmann ne pardonne jamais à celui qui lui prouve qu'il est lourd et entêté. Partout Calonne a trouvé à combattre les intrigues et les calomnies de Breteuil, qui s'est en même temps perdu lui-même ; mais M. de Castries tirera la couverture à lui et en aura tout le profit dans les premiers moments.
L'état de Paris est plus inquiétant que jamais. Les démarches de La Fayette et des autres généraux ont irrité les Jacobins contre les Tuileries, qu'ils croient d'accord avec La Fayette, et ils préparent de nouvelles horreurs qui sont annoncées pour le 14. Je crains tout pour nos infortunés souverains.
Pensez vivement à nos provinces méridionales ; pressez sans cesse, car c'est là où les rebelles veulent se ménager des ressources. Quelques secours de l'Espagne et de la Sardaigne, auquelles se rallieraient les infidèles, sauveraient ces belles et importantes provinces ; mais il n'y a plus de temps à perdre.
Ecrivez-moi désormais poste restante à Mayence, jusqu'à nouvel avis. J'y chargerai quelqu'un d'y recueillir mes lettres et de me les faire tenir où je serai. Ecrivez-moi avec prudence, car votre chiffre est tellement connu, qu'il est même inutile de vous en servir.
Ce que vous me dites de votre santé m'afflige et m'inquiète. La mienne s'en va aussi ; mais quelquefois j'en suis bien aise, car l'avenir m'alarme plus que le présent. Heureux ceux qui dormiront d'un sommeil éternel, tandis que les hommes se déchireront ! Ménageons-nous cependant pour avoir encore le plaisir de nous revoir et de nous embrasser.

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