M. de Vaudreuil au comte d'Antraigues
Ce 15 avril 1793, à Vienne

Nouvelles personnelles et politiques - Brunswick et Cobourg - Dumouriez - Le comte d'Artois - Démission donnée du conseil de Monsieur.

Pendant que vous vous plaignez de notre silence, mon cher comte, nous nous plaignons du vôtre, et le seul coupable est la poste. En partant de Liège, je vous ai écrit une très longue lettre, dans laquelle je vous détaillais les motifs de mon départ, et, si vous les aviez reçus, je suis sûr que vous les auriez approuvés. Je vous mandais de me rejoindre à Vienne, où je m'acheminais. Arrivé ici, je n'ai pas reçu un mot de vous, et, après plusieurs jours d'attente, je vous ai écrit vers le 15 novembre. Pas plus dde réponse à cette seconde lettre qu'à la première. De là sont arrivées toutes les funestes catastrophes qui ont couvert la France de deuil, de terreur et de honte. J'ai dû à l'impression que j'ai éprouvée de l'atroce événement du 21 janvier une maladie longue et dangereuse, une fièvre putride avec redoublements et délires. La force de mon tempérament et la sagesse de mes médecins m'ont sauvé ; mais ma convalescence a été longue et pénible. C'était avant de tomber malade qjue j'avais écrit à Las Casas pour savoir de vos nouvelles et où vous étiez, car j'ignorais si vous n'aviez pas changé de lieu et de position. J'ai reçu hier seulement sa réponse et votre lettre, et il ne me mande pas votre adresse dont vous ne m'instruisez pas davantage. Dans cette incertitude, j'envoie cette lettre à Las Casas, en vous priant de vous la faire parvenir.
Le duc et la duchesse me chargent de vous mander qu'ils ne sont ni paresseux ni prudents au point de se priver, par une bête politique, du plaisir de correspondre avec leurs amis. Ils ignoraient comme moi où vous étiez, et s'en chagrinaient avec moi. Reprenons nos anciennes manières, mon cher comte, et ne craignons pas de confier au papier des sentiments et des principes qui ne peuvent que nous honorer aux yeux des inquisiteurs qui nous liront.
Que d'événements se sont succédés avec rapidité, mon cher comte, depuis notre honteuse et incroyable retraite en Champagne ! Je m'exprimais dans ma lettre datée de Liège si librement et avec tant d'indignation sur le compte du duc de Brunswick que c'est sans doute par cette raison qu'elle ne vous est pas parvenue. Je souhaite qu'elle soit tombée entre ses mains et qu'il y ait vu le mépris qu'il a inspiré aux gens d'honneur. Ce sera une juste punition de tous les malheurs que sa manoeuvre ou ses manoeuvres ont attirés sur la France et sur l'infortuné Louis XVI. Mais enfin les braves Autrichiens, le vertueux Cobourg, un jeune Empereur qui, dès le commencement de son règne, montre de grandes qualités et des talents, répareront nos désastres, puniront les crimes, et rendront le repos au monde. Quel beau mois de mars ! Le ciel enfin se déclare pour la plus juste des causes, et les régicides sont à la veille de leurs supplices. Un bien grand et bien décisif événement, c'est le parti vigoureux que vient de prendre Dumouriez.. Il y a longtemps qu'il le méditait, j'ai de grandes raisons pour le croire ; mais il fallait attendre et saisir la circonstance, et acquérir par des succès une grande influence sur son armée. Ce moment est arrivé, et le nouveau Monck marche sur Paris. Il a déjà annoncé à la Convention nationale que son projet est d'exterminer les régicides, de rétablir la monarchie ; il a signifié à ces infâmes usurpateurs qu'il pleurait les succès qu'il a eus en soutenant une si mauvaise cause, et qu'il allait les expier. Le Moniteur du 2 avril vous aura enchanté comme nous. Que le moment est bien saisi lorsque les provinces se déclarent ! La Bretagne, l'Anjou, le Poitou, la Normandie, la Picardie sont déjà en armes. Je suis honteux que nos provinces du Midi restent encore dans une stagnation qui m'étonne. Electrisez-les donc, mon cher ami, puisqu'elles peuvent être soutenues par l'Espagne.
J'ai reçu des nouvelles de M. le comte d'Artois depuis son arrivée à Pétersbourg. Il est très content en tous points de son voyage qu'il aurait fait trois mois plus tôt, s'il avait suivi mes conseils. Il y a un mois que je lui ai mandé qu'à son retour de Pétersbourg il trouverait la contre-révolution faite, et faite sans lui, mais qu'il devait s'en réjouir ; que si sa gloire paraissait souffrir de n'avoir pas joué dans ce moment un rôle actif, on ne lui refuserait jamais le mérite d'en avoir été la première cause, d'avoir été imperturbable dans ses excellents principes, d'avoir donné la grande branle à l'Europe, d'avoir montré énergie, patience, sagesse et désintéressement, d'avoir été le soutien de la noblesse. Je lui mandais que d'ailleurs il avait encore une belle et noble carrière à parcourir ; car il ne suffit pas de rétablir la monarchie ; il faudra la maintenir, la consolider, l'honorer, et ce sera sa tâche.
J'ai depuis tois mois donné à Monsieur la démission de la place à son conseil ; vous devinez aisément les motifs qui m'y ont déterminé. Monsieur a bien voulu me témoigner les regrets les plus flatteurs pour moi, et même insister pour me faire changer à cet égard ; mais j'ai persisté dans le parti que j'avais pris après mûres réflexions. Tout ce qui est arrivé depuis, et tout ce qui se prépare, tout ce que j'entrevois, me fait m'applaudir de cette démarche prudente et prévoyante. D'ailleurs ma santé a besoin de repos et des doces jouissances de l'amitié. J'ai fait de reste tout ce que l'honneur me dictait, et je crois avoir bien acheté et gagné ma liberté ! Je laisse aux ambitieux toute prétention à des récompenses ; pour moi, je m'en tiens à l'estime que je suis sûr d'avoir acquise, au compte intérieur de ma conscience et aux sentiments de mes amis ; voilà le seul prix fait pour mon coeur.
Si Saint-Domingue est sauvé, je ferais vivre mes parents et mes amis ; sinon je vivrai à leurs dépens, et partout je serai heureux, aimant et aimé. Aimez-moi donc, mon cher comte, pour que mon bonheur soit complet ; vous le devez à la tendre amitié que je vous ai vouée pour ma vie.
Ecrivez-moi, écrivez-moi.

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