Le comte d'Artois à M. de Vaudreuil
Pétersbourg, ce 19 avril 1793

Recommande le secret le plus absolu - Très satisfait de son voyage en Russie - Prochain départ pour l'Angleterre - Calonne

Quand tu auras lu tout ce que je t'envoie, mon cher Vaudreuil, je te demanderai avec confiance : Es-tu content, Coucy ? Mais en attendant, je veux et je dois te recommander le secret le plus absolu, non seulement en paroles , mais même en maintien ; car il ne faut pas qu'on puisse seulement deviner que vous êtes contents des nouvelles de Pétersbourg. Il m'est prouvé que cela est absolument nécessaire ; mais en outre cela m'est recommandé, avec la plus vive instance, par le plus grands des souverains, la meilleure des femmes et la plus parfaite des amies. Je te préviens que je n'en ai pas dit un seul mot au duc de Laval ; je crois bien que depuis quelques jours il a remarqué un peu de joie, mais il ne sait seulement pas que je dois partir, bientôt, et il est très loin de se douter que je doive aller en Angleterre. Cependant mon intention est de l'employer avec moi ; mais il n'en saura rien qu'au moment, et je lui adresserai une petite lettre à Hamm pour l'engager à venir en Angleterre.
L'impératrice met tant de grâces dans tout ce qu'elle fait, et elle prend un tel intérêt à nos affaires, qu'elle est, en vérité, aussi contente et aussi heureuse que moi-même. Elle m'a dit et répété plusieurs fois qu'elle répondait de tout, et que les petites difficultés qui existent encore d'après les demandes de l'Angleterre seraient promptement et facilement dissipées. Mais elle ne craint que la cour de Vienne ; elle la croit détestable sous tous les rapports, malgré les changements du ministère, et comme elle a su le départ du duc de Laval, elle m'a spécialement recommandé non seulement de ne rien dire, mais même de paraître plutôt inquiet, affligé, et surtout impatienté de ne rien terminer.
D'après cela, mon ami, tu règleras ta conduite pour abonder dans le sens de l'impératrice ; comme de raison, tu montreras à mon amie tout ce que je t'envoie ; je lui adresse ses petites instructions particulières. Ensuite tu pourras tout montrer au duc de Polignac et à sa femme ; je connais bien leur discrétion et leur bonne tête, et j'ai tant de confiance en eux que, si je devais commettre un crime, je crois que que je commencerais par les en instruire.
Si on te fait des questrions, tu diras simplement que l'impératrice me comble d'amitié et de grâces, que je me trouve à merveille à Pétersbourg, et que je jouis bien vivement des succès des Autrichiens. Tu auras l'air étonné, lorsque tu apprendras par la poste que je pars pour l'Angleterre ; je t'écrirai un petit mot exprès pour cela dans huit jours, au moment de mon départ.
Mon amie partira très peu de jours après l'arrivée du duc de Laval. Tu conçois sans peine que, ma place étant fixée, il m'est absolument nécessaire de la rapprocher de moi ; d'ailleurs l'Angleterre a toujours été le lieu où je préférais qu'elle puisse aller. Mais je te jure que je jouis bien réellement du bonheur qu'elle a éprouvé de pouvoir passer quelques temps avec ses parents, avec ses amis, et enfin avec les bons et excellents amis qui passeront bien sûrement leur vie avec nous. Elle dira, en partant, qu'elle va à Aix-la-Chapelle ou à Spa pour sa santé, et aussi pour rejoindre son père et M. de Montaut ; il faut que vous disiez tous la même chose et que vous ayez l'air de le lui conseiller. Car il faut éloigner encore toute idée de mon voyage en Angleterre. Je sais parfaitement que tout le monde devinera que mon amie se rapprochera de moi ; mais cela m'est égal, et, en parlant d'Aix-la-Chapelle ou de Spa, on croira tout simplement que je vais bientôt aller rejoindre Monsieur. Je ne te recommande pas d'avoir le plus grand soin de tous les papiers que je t'ai envoyés ; garde-les, si tu as un endroit bien sûr ; mais brûle-les, pour peu que tu puisses avoir la moindre inquiétude.
Si mon amie avait besoin d'un homme pour son voyage, tu n'as qu'à lui donner Saint-Paterne ; tu lui dirais seulement que je le désire.
Parlons à présent de toi. Je connais trop bien tes sentiments et ton amitié pour moi, pour n'être pas sûr que tu voudras partir tout de suite ; mais moi, je veux, j'exige que tu consultes bien ta santé, que tu ne la risques pas sur la plus petite chose, et enfin que tu ne partes que le jour où Mme de Polignac te le permettra. D'après cela, je serai tranquille, et ce sera du fond du coeur que je t'embrasserai à ton arrivée à Londres.
Je sais parfaitement, mon ami, que je pourrai rencontrer encore des obstacles et que j'aurai beaucoup à travailler en Angleterre ; mais je n'en suis point effrayé ; je serai toujours soutenu par M. Woronzov (comte, général d'infanterie, chevalier des ordres de Russie, ambassadeur à Londres, né en 1744, mort en 1832) ; l'accord est bien établi entre les deux puissances ; l'impératrice a toute confiance dans les sentiments de la nation anglaise, et j'avoue que mon succès ne me paraît pas douteux. Aussi, mon ami, voilà le premier moment de bonheur que j'éprouve depuis quatre ans ; mais j'en jouis d'autant plus que chaque jour augmente et améliore la disposition de l'intérieur. Enfin, enfin, je sens que je marche au bonheur, et ce qui me donne une grande confiance, c'est que l'impératrice en est convaincue comme moi ; mais elle prévoit que j'aurai beaucoup à travailler, et elle m'a promis qu'elle me donnerait par écrit, avant mon départ, toutes ses idées sur la conduite que je devrai tenir. Je te jure que, surtout depuis quelques jours, je ne la regarde plus que comme un ange.
Je suis bien sûr que tu approuveras aussi le conseil que l'impératrice donne à Monsieur ; cela entre absolument dans tes vues ; mais une chose qui me fait réellement de la peine, c'est qu'on a tellement dit de mal de ses entours qu'on ne le compte absolument pour rien. Par sentiment et par intérêt, j'ai combattu cette opinion, et je crois y avoir un peu réussi. Au surplus, mon ami, je n'avais pas été beaucoup mieux traité, et jamais voyage n'a été plus nécessaire ni plus heureux pour moi et pour les affaires. On était très refroidi pour nous ; on ne songeait absolument qu'à la Pologne, et je crois que nous n'aurions rien eu du tout, si je n'avais pas fini par me décider à faire ce voyage. Je n'aime pas trop à faire mon éloge ; mais cependant je puis dire à mon ami que je suis sûr de m'être bien conduit, et que j'ai eu personnellement assez de succès. Au surplus, mon départ est brillant, et il ne me reste plus qu'à achever ce qui est bien commencé.
En lisant avec attention la note secrète, tu verras les motifs qui m'avaient engagé le commandement de l'armée russe. Je croyais que cela donnerait encore plus de prépondérance au général de l'impératrice et que, d'un autre côté, cela lèverait les difficultés vis-à-vis de l'Angleterre ; l'impératrice ayant parlé différemment, je n'insisterai sûrement pas, et tu verras que, si notre expédition réussit, je n'en auraipas moins tout l'honneur du succès.
L'officier que l'impératrice enverra avec moi s'appelle Korsakov (Alexandre Rimsky Korsakov, général russe, né en 1753, mort en 1840. C'est lui qui perdit la bataille de Zurich) ; c'est un général-major qui a acquis beaucoup de gloire dans la guerre contre les Suédois ; mais le général qui doit commander l'armée n'est pas encore nommé.
Je dois t'ajouter encore que le duc d'Harcourt (François-Henri, duc d'Harcourt, né en 1726, lieutenant-général en 1762, gouverneur-général de Normandie, puis en Allemagne, et enfin en Angleterre, où les Princes le chargèrent de leurs intétêts auprès de la cour de Londres et où ilo mourut en 1802) et mes agents en Angleterre mandent que les dispositions s'améliorent tous les jours. Je n'ai pas reçu de lettres de Calonne ; mais je sais qu'il reste en Espagne, qu'on lui témoigne de la confiance, et qu'il y a beaucoup de considération. Tout cela est bon ; les circonstances, son génie et mon amitié le ramèneront où il doit être. Quant au vilain baron, il est à sa place dans ... (deux mots illisibles).
Adieu, mon ami ; comme tu montreras tout à Jules, je ne lui écrirai qu'un mot séparé. Je t'embrasse avec plus de plaisir que jamais et comme je t'aime, pour la vie.
Au moment où je partirai pour Revel, j'enverrai Roll à Monsieur ; l'impératrice le chargera de ses commissions et lui donnera une bonne lettre.

retour vers la correspondance de M. de Vaudreuil