Le comte d'Artois à M. de Vaudreuil
Pétersbourg, ce 25 mars 1793

(Le comte d'Artois, accompagné de l'évêque d'Arras, du baron de Roll, du comte François d'Escars et du comte Roger de Damas, arriva à Saint-Pétersbourg le 12/23 mars 1793, et y fut logé, aux frais de la cour de Russie, dans la maison Lévachow, (actuellement maison Polowtsow, à la Grande-Morskoï.L On lui rendit, pendant son séjour en Russie, les mêmes honneurs qu'au prince Henri de Prusse en 1771)

Le corps de Condé - Séjour en Russie - Le favori

Tu verras, mon ami, par l'extrait ci-joint de mon journal, mes craintes et mes espérances. Dieu veuille que je ne sois pas dans l'erreur ; mais les dernières surpassent de beaucoup les premières, et, si nous ne sommes pas trahis par l'Angleterre, ce que je ne dois pas craindre, je vois déjà vingt vaisseaux russes et une bonne armée faisant voile pour nous aller déposer sur les côtes de la Normandie.
Je suis trop pressé pour t'écrire longuement aujourd'hui, parce que M. de Germaniant (Le comte de Germaniant, Piémontais, plein de valeur, de loyauté et de bonhomie. En 1787, volontaire dans l'armée russe. Major en 2è et chevalier de Saint-Georges de la 4è classe le 14 avril 1789. Tué au siège de Toulon en 1794) veut partir cette nuit, que je n'ai pas une minute à moi dans la journée, et qu'il est minuit ; mais ce que je t'envoie te mettra au fait des choses principales.
Je suis réellement charmé que le corps de M. le prince de Condé soit soldé, conservé et employé ; mais dis à Jules de ma part que je connais trop le prince de Condé pour ne pas m'en défier, et qu'il doit avoir l'oeil à ce qu'on ne le rende pas indépendant de nous.
Je me crois ici chez une fée ; tout est beau, tout est grand, tout est neuf ; mais il n'y a rien d'aimable comme la fée. Je sais qu'elle est contente de moi ; j'excite son amour-propre, j'anime sa gloire ; enfin j'emploie tous les moyens qui sont en moi, et, de bonne foi, je crois à un succès.
Au surplus, tu n'as pas d'idée de ce pays-ci. Le peuple et les soldats sont parfaits, parce qu'ils sont esclaves ; mais les plus grands seigneurs sont vils, bas et avides. On lèche les pieds du favori (Le prince Platon Zoubov) ; mais ce favori est charmant, car il est parfait pour nous. Un jour je te conterai plus en détail tout ce que je vois ici ; mais je n'ai qu'un objet et j'y mets tous mes soins.
Je t'écrirai encore par M. de Langeron dans six ou huit jours.
Je ne te recommande pas de soigner mon amie ; je compte sur toi, et je suis tranquille. Je n'ai pas de ses nouvelles depuis son départ de Cassel, il y a près d'un mois, et cela est bien dur ; mais j'ai senti la force du sacrifice, et j'ai eu le courage de le faire. Tu montreras mon extrait à Mme de Polignac, à Jules et à mon amie ; tu en feras une copie que tu laisseras à la dernière ; mais n'en parle pas à d'autres ; le plus grand secret est encore nécessaire.
Ci-joint une lettre pour Jules, une pour sa femme, et une pour mon amie. Je t'embrasse, mon bon Vaudreuil, du plus tendre de mon coeur. Soigne bien ta santé, et compte que tu seras averti à temps du lieu où tu me rejoindras. Tu sais bien que je ne ferai rien sans toi.

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