M. de Vaudreuil à Lady E. Foster
Vienne, en Autriche, ce 6 mars 1793

Maladie de l'auteur - Mort de Louis XVI - Espoir de vengeance

Vous croyez mon âme bien plus forte qu'elle ne l'est en effet, aimable Elisabeth, puisque vous êtes persuadée qu'elle s'est rendue maîtresse de mon corp, et que ma santé a résisté à tous mes malheurs. Tant que je n'ai eu à gémir que du renversement de ma fortune, j'ai lutté sans effort, et l'espoir et l'amitié étaient de spurs préservatifs contre l'excès du chagrin. Mais, frappé par des endroits plus sensibles, j'ai succombé, et je relève à peine d'une maladie fort grave. Je viens d'avoir une fièvre putride, bileuse, continue, avec de forts redoublements et du délire. La sagesse de mes médecins et leur habileté ont écouté et aidé la nature, qui a fait d'heureux efforts pour ma guérison. Je suis en convalescence, et il ne me reste qu'une prodigieuse faiblesse et une toux opiniâtre qui me fatigue beaucoup la poitrine. La belle sason qui approche achèvera, je l'espère, ma guérison, et je pourrai encore vivre et aimer mes amis.
Le premier coup qui m'a frappé a été la mort de milord Camelford (Thomas Pitt, baron. - neveu du célèbre lord Chatam, né en 1737, mort en 1793), que j'ai apprise par son neveu, M. Saunders. J'ai pleuré le plus parfait des hommes, un ami tendre et généreux que j'aimais du plus tendre de mon coeur, et par goût, et par estime et par reconnaissance. Je me suis peint l'état cruel de milay Camelford, de milady Grenville (fille de lord Camelford), et, dès lors, j'ai senti mes forces m'abandonner. Peu de jours après, Mme de Polignac a eu une maladie inquiétante, qui faisait craindre une inflammation, et immédiatement après, j'apprends la plus déchirante catastrophe, la mort funeste du meilleur des hommes et des rois, du bienfaiteur de mes amis. Les détails de cette mort, le courage de ce monarque infortuné, la cruauté atroce, incroyable, de ses ennemis, ce testament sublime, le plus beau monument qu'un homme puisse laisser de ses vertus morales et chrétiennes, les dangers de la Reine et de toute cette auguste famille, la honte, le déshonneur ineffaçable de mon pays, tous ces objets funèbres ont tellement fermenté dans mon coeur et dans mon esprit qu'il a bien fallu succomber (Il s'en faut que tous les émigrés aient été affligés, comme M. de Vaudreuil, de la mort de Louis XVI. Fersen inscrit dans son journal, à la date du 3 février 1793 : "La mort du Roi n'a pas fait grand effet sur les émigrés ; ils se consolent avec la régence de Monsieur. Quelques-uns ont même été au spectacle et au concert". Fersen, Correspondance, t.II, p. 63). Mais l'espoir de la vengeance me ranime ; je compte beaucoup sur les efforts d'une nation généreuse, et il y a quatre mois que j'ai consigné dans un écrit cacheté, qui ne doit être ouvert qu'au 1er avril, que l'Angleterre seule nous secourrait efficacement et mettrai fin aux malheurs de la France.
Je n'ose écrire à milady Camelford, de peur d'aigrir encore ses douleurs ; conseillez-moi sur cela, aimable Elisabeth, et soyez près d'elle l'interprète de tous mes sentiments, en attendant que j'ose les lui exprimer moi-même. Me voilà soulagé de la savoir entourée d'amies aussi sensibles.
Daignez vous charger de toutes mes tendresses et de tous mes respects pour la duchesse, lady Duncannon , milord et milady Hervey. Mme de Polignac, son mari, la duchesse de Guiche vous disent à toutes les choses les plus tendres. La duchesse de Guiche vient d'avoir la rougeole, mais elle en est parfaitement rétablie. Il y a un siècle que je n'ai reçu des nouvelles de milady Erne, quoique je lui aie écrit plusieurs lettres ; mais les postes sont étrangement dérangées.
Recevez, aimable Elisabeth, l'hommage de tous les sentiments aussi tendres que respectueux que je vous ai voués pour ma vie.

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