Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Ecole impériale de Fontainebleau, le 7 floréal an XIII (27 avril 1805)

Ta lettre du 2 courant m'accuse réception de ma dernière du 18 germinal. Il est inutile, mon cher ami, que tu accuses réception de mes notes au général Bellavesne ; tous les trois mois, tu en recevras de semblables.
Depuis quinze jours, je suis sergent-major ; le double galon d'or est le nec plus ultra de l'Ecole ; il en résultera pour moi l'avantage d'emporter ici d'excellentes recommandations pour mon corps, et, ce qui m'intéresse bien plus encore, mon grade me donne la certitude de sortir dans cinq mois, quoique, par arrêté du ministre de la guerre, tous les élèves en devront passer à l'Ecole au moins quinze avant d'être nommés sous-lieutenants. On parvient au grade de sergent moins facilement que tu parais le penser. Sais-tu bien que nous n'avons en tout que quatre sergents-majors ? Jadis, à Rome, le consulat fut moins brigué que ne sont ici de simples épaulettes de grenadier. Juge d'après cela de tout ce qu'on fait pour les galons ; personne ne se plaint de la manière dont je fais mon service ; dans le militaire, la sévérité est toujours supportable quand elle est fondée sur la justice. Je sais donc me faire obéir et conserver en même temps l'amitié de mes subordonnés. Il me paraît pourtant assez singulier de faire porter les gamelles et les corvées à M. le comte d'Estaing, M. le marquis de Briqueville, M. le duc d'Aiguillon, et ainsi de suite ; car ma companie est une des mieux composées. Au reste, le sergent-major passe pour l'oracle de la compagnie ; c'est à lui qu'on s'adresse quand on se trouve embarrassé pour une proposition de mathématiques ; on vient le consulter sur un devoir de littérature, sur une planche de fortification, sur une manoeuvre. C'est encore à lui qu'il faut demander la permission d'appel, d'exercice et de se coucher. Tu vois donc, mon ami, que le sergent-major peut se faire même adorer, s'il le désire ! Mais c'est assez sur ce chapitre, et voilà bien du bavardage pour te prouver qu'un major n'est pas un homme ordinaire.
Je serai tout bonnement sous-lieutenant ; j'espère, quoique tu puisses en penser, que je ne me noierai point dans une demi-brigade. Celui qui se donne la peine de travailler peut sortir d'ici excellent officier. Je suis déjà un des fameux pour la tactique, et j'ose me flatter qu'à la fin de l'année, je saurai sur ce chapitre tout ce que peut savoir un colonel. Je sens, cher frère, que je m'expose à votre censure et que vous allez vous trouver en droit de me reprocher une forte dose de bonne opinion ; vous pouvez en plaisanter à votre aise ; n'est-ce pas le sort des cadets que d'être sermonnés par les aînés de la famille ?
Avec toutes les belles choses que renferme actuellement votre bonne ville de Tours, on doit s'y amuser comme des bienheureux. Je regrette sincèrement de n'avoir point de part à tous ces plaisirs ; les marionnettes surtout m'auraient enchanté. Enfin je me résigne et pour me consoler de ces douloureuses privations, je vais dîner ce soir avec les frères Cesbron qui sont toujours à Fontainebleau et toujours mes bons amis.
Adieu, mes amitiés chez toi.

P.S. A propos de curiosités, sais-tu bien que nous avons ici des femmes charmantes. Je vais une fois par semaine passer quelques heures chez le commandant Koumann, vieux militaire de soixante-quatre ans, et véritablement respectable. Mlle Koumann a vingt-deux ans, de beaux yeux, beaucoup d'esprit et, dit-on, beaucoup d'humanité. Malheureusement, un de nos officiers qui lui fait une cour assez assidue n'aime pas nous rencontrer sur ses brisées. Un mot, je te prie, de Mmes Callaud ; les vois-tu souvent, et sont-elles toujours aimables ? Comme à l'ordinaire, j'en suis toujours fou.
Mon cours de mathématiques va rondement ; le général assiste de temps en temps à mes leçons et il paraît aussi content de moi que je le suis moi-même de mes élèves.
Adieu, écrivez-moi souvent.

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