Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Nowidwor , 25 octobre 1807

J'ai sous les yeux, mon cher ami, ta dernière du 26 passé. Nous avions déjà quitté le camp lorsqu'elle m'est parvenue. Nous sommes actuellement cantonnés sur la rive droite de la Vistule, où nous occupons une centaine de villages. La troupe y est fort mal logée, mais enfin cela vauc encore mieux que le camp.
Je commande pour mon compte particulier la petite ville de Nowidwor, située au confluent de la Narew, à 6 lieues de Varsovie. J'y suis fort bien logé, et je ne plains pas, quoiqu'il m'en coûte 80 francs par mois pour ma pension. Ma commanderie ne ressemble pas mal à la ville de Montbazon près Tours. J'ai 200 hommes de garnison.
Je demeure chez M. Lazowsky, président de la commission de Plozk, qui me laisse par conséquent en tête à tête avec une fort aimable dame de vingt-sept à vingt-huit ans, et deux jolies petites demoiselles de dix à onze. Mes bonbons et mes joujoux m'ont facilement valu la conquête des demoiselles, mais la maman est d'une trempe à ne pas céder facilement. Mme Lazowska est une de ces femmes qui plaisent au premier coup d'oeil, et qui vous inspirent à la fois de l'amour et du respect. Elle écoute volontiers la fleurette, mais elle a en même temps une manière d'y répondre si spirituelle, si honnête et si décente, qu'on est forcé malgré soi de lui rendre toute la justice qu'elle mérite. Elle reçoit volontiers mes assiduités, mais mes affaires n'avancent pas, et je joue provisoirement un triste rôle auprès de ma belle hôtesse, dont, pour comble de ridicule, je crois, d'honneur, que je suis amoureux. Au fond, c'est une chose singulière que l'espèce d'ascendant que certaines femmes ont le talent de prendre même sur les hommes les plus effrontés. J'en suis vraiment épouvanté moi-même. Il y a un mois, j'aurais tout osé ; et, aujourd'hui, j'ai à peine le courage de baiser une main qu'on ne retire pourtant jamais. Le diable m'emporte ! je n'y conçois rien ! Mais parlons un peu d'autre chose.
Oui, mon ami, mon métier me plaît tous les jours davantage ; je crois que j'aurai beaucoup de peine à m'accomoder maintenant d'une vie paisible et rangée. Une femme, des enfants, un état, tout cela est sans doute charmant, mais rien ne vaut, à mon avis, l'indépendance d'un soldat. Un officier, qu'on regarde à peine en France, est un homme d'importance dans un pays conquis. On fait 500 lieues en s'amusant ; on est bien reçu, bien accueilli partout. Est-on blessé ? on se retire dans un vieux château, dont la dame vous plaint toujours quand vous avez une tournure supportable ! Est-on sans le sol ? on raisonne en philosophe, on apprend la langue du pays et la fin du mois arrive. Tu vois donc, mon cher frère, que j'ai raison de tenir à mon épaulette.
Adieu. Je vous embrasse tous. Je vais un moment, auprès de Mme Lazowska, prendre une leçon de sagesse et de galanterie.
Adieu.
Tout à toi.

retour vers le tableau de correspondance de Coudreux